Le cinéma chinois lorsqu'il s'attaque au grandiose, à la fresque est souvent à l'image de son théâtre de rue, un cinéma peu dialogué. L'expression des corps, la chorégraphie des sentiments est alors son principal vecteur de narration, chaque événement est introduit par l'image, par la métaphore parfois dans une lenteur alors nécessaire à la construction du récit, qui parfois décontenance les non initiés.
"Adieu ma concubine" étendu sur presque trois heures emprunte tout à fait ce chemin de l'exigence, de l'élégance de ces séquences qui étirées, rejouent chacune à leur manière une histoire courte, un chapitre de la vie des personnages accompagné toujours de l'éclairage et de la teinte de couleurs qui soulignent le propos.
霸王别姬 est une pièce issue du théâtre traditionnel chinois qui réinterprète le conte classique de Xiang Yu, le "Roi hégémon du Chu occidental" il y a plus de 2.000 ans et est habituellement conté du point de vue de ses personnages féminins , notament ceux de la concubine du roi et de sa femme. Chén Kǎi-Gē opte à l'inverse pour un traitement purement masculin dans un premier temps, puisque l'opéra est interprété ici par Dieyi et Duan, amis d'enfance, formés très jeunes à la rude école du théatre de Pékin dans les années 1920.
Le tragique, puisqu'il est question de tragédie ici et peut-être uniquement de cela, naitra avec la rencontre entre Duan et Juxian (Gong Li) une prostituée, et une histoire d'amour naissante qui d'emblée va mettre à mal la profonde amitié entre les deux hommes ; Dieyi révélant à l'occasion de certaines scènes une hostilité à l'égard de la belle, puis une jalousie presque furieuse, la mise en scène amènera la révélation de son amour pour son ami avec lenteur et une grande délicatesse. La grande force de la réalisation est ici ce constant clair-obscur qui accompagnera ces scènes de révélations, destinées uniquement aux spectateurs et aux protagonistes, puisqu'il ne saurait être question dans cette Chine et à cette époque de révéler son homosexualité.
Gong Li est évidemment magnifique en beauté loyale et quasi inaccesible, elle ajoute à la magnificence qui ressort de chaque image de chaque plan, mais elle a également cette posture royale de personnage
voué à un destin tragique, à l'idée déchirante d'un amour impossible ,
dramaturgie marquée par une constante et habile réflexion sur la place de l'artiste dans une société en constante mutation, l'opposition entre les compromis (nécessaires) et le perpétuel souci d'intégrité.
Ainsi le métrage traverse les époques agitées du 20 ème siècle chinois, la rudesse des années 30, l'invasion du Japon , la nécessité de plaire aux dirigeants nippons, la fin de la guerre et la chasse aux sorcières dans les milieux artistiques et la énième révolution culturelle de 1966
où chacun sera contraint de révéler ses péchés, de renier ses amitiés, ses amours passés dans une scène finale terrible, d'humiliation et d'abandon de toute dignité humaine.
Et nous de ressortir éprouvés, secoués par par ces trois longues heures de tragédie chinoise.