Anaïs et Emma ont treize ans lorsque le réalisateur (im)pose sa caméra dans leurs vies pour les cinq années à venir. Amies depuis le collège et issues de milieux sociaux différents, ces petites filles en pleine transition vers l'adolescence vivent ensemble, et individuellement, des chamboulements d'ordre sentimental, scolaire et social, dans une France mutilée par les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan.
Tels deux personnages antagonistes, elles se retrouvent régulièrement dans les couloirs du collège ou bien lors de sorties extra scolaires. La première vient d'une famille modeste, est pulpeuse et pleine de revendications. Ses émotions débordent. La seconde, plus réservée, grande et mince, grandit dans un milieu lissé et aisé, auprès de parents inquiets pour son avenir lui transmettant leurs angoisses, sans filtre.
Leurs craintes et sujets de discussions principaux sont ceux de toutes les jeunes filles de leur âge : le brevet, les garçons, les copines, le bac. Alors quel intérêt ya-t-il à filmer ce que l'on sait déjà de l'adolescence ? Que pourrait-on encore apprendre de cette période de la vie par laquelle nous sommes tous passés, ce lieu de la construction identitaire et du déterminisme social qui veut que la première passe un diplôme professionnalisant tandis que la seconde, sans grande surprise, embraye sur des études dans un lycée général ? Que peut-on redécouvrir au sein de cet espace où naissent toutes les premières fois ?
Eh bien, c'est ce qu'il y a de bien avec les préjugés. C'est qu'une fois appliqués au medium cinéma qui s'en sert pour faire naître chez le spectateur quelques certitudes et points d'accroche, il s'amuse à les déconstruire partiellement et parvient, dès lors, à nous charmer. Tous les clichés auxquels nous pouvions nous attendre sont là. Rien ne semble venir bousculer nos habitudes quand, tout à coup, apparaissent les forces et les failles insoupçonnées et terriblement fascinantes du documentaires, tout simplement propres à... l'individu.
Et quels individus ! Sous leurs deux enveloppes à priori transparentes se cachent deux personnalités chaotiques, de ce même chaos que l'on retrouve au fond de soi et de ceux que l'on touche de suffisamment près pour se brûler sur leurs flammes intérieurs.
Rien n'est feint. Il y a dans leurs deux histoires quelque chose de l'ordre de ce que j'aimerais appeler le désespoir de vie. Comme une pulsion de vie muée par autre chose, par un mal être palpable, tantôt (pré)visible, tantôt presqu'irrationnel, une chose naturelle, dans l'ordre des choses, qui pousse l'adolescent à s'enfuir, à trouver des chemins qui le mèneront à lui-même. Le montage joue aussi sur cet aspect de cheminement. Je l'ai trouvé parfois trop abrupt, m'attendant à l'approfondissement de certaines séquences, qui ne resteront à l'écran, que des instants de vie et d'éclats, ce qui a pu me frustrer. J'ai lu par la suite que la première version du film faisait 12h, et j'aurais eu envie de la voir dans son intégralité. Mais quelque part, je dois bien admettre que ce type de montage, allant d'un moment de vie à un autre, rejoint, selon moi, la logique de l'adolescent qui, sans savoir les mettre en mots, exprime souvent brièvement sa pensée, son émotion par une réaction : la colère, les larmes, un éclat de rire court. Et l'on passe à autre chose. A quelqu'un d'autre. Parfois sans repère temporel précis, parfois grâce à des ellipses bien visibles et marquées par l'actualité politique et sociale du pays ou par l'évolution de leurs scolarités respectives. Cette logique de montage est aussi utilisée chez Linklater avec son film de fiction Boyhood dont le principe était, là aussi, de suivre l'évolution d'une famille -et donc, d'acteurs- durant plusieurs années afin d'en brosser un portrait non exhaustif mais global, un semblant de reconstitution d'un vécu, dans lequel un montage transparent aurait difficilement trouvé sa place.
En sortant de la projection, j'ai eu la sensation d'avoir passé deux semaines dans cette salle de cinéma. Non pas à cause d'un potentiel ennui, mais parce que j'avais la sensation d'avoir vécu plusieurs années au côté de ces deux jeunes filles, en même temps que d'avoir redécouvert ma propre adolescence. Cela n'a pas été sans me rappeler également Les bonnes conditions de Julie Gavras, documentaire dans lequel la réalisatrice suivait huit jeunes parisiens issus de bonne famille durant quinze années de leur vie. Les divers témoignages donnaient à voir l' « être », l'essence de chacun des interlocuteurs, au-delà de ce que semblaient raconter leurs conditions sociales. Et sans grande surprise, cette recette fonctionne parce qu'elle nous parle, parce que l'identification a lieu d'être, parce qu'elle nous ramène inlassablement à notre condition d'anciens adolescents ayant grandi en France, dans un climat politique et social qui nous est familier.