Un jour, mon père m'a conseillé de regarder un film dont le nom me disait absolument rien. Je ne m'attendais à rien de spécial, et à vrai dire, je pensais même me retrouver face à un nanar. Ce carton introductif rouge fluorescent et ces conquistadors parlant la langue de Goethe ne m'inspiraient rien qui vaille. Mais c'est après le visionnage que j'ai compris à quel point le film que je venais de voir était un chef-d'oeuvre, un morceau de cinéma comme on en fait plus.
Aguirre, la Colère de Dieu est un film germano-mexicano-péruvien sorti en 1972 et réalisé par Werner Herzog, avec Klaus Kinski dans le rôle principal. Le film s'inspire de la véritable histoire de Don Lope de Aguirre, un conquistador ayant vraiment existé et qui a chercher à trouver le mythique cité d'El Dorado. Mais le récit imaginé par Herzog est en réalité assez différent.
On y suit donc l'histoire d'un groupe de conquistadors partis à la recherche de la cité d'El Dorado, en Amérique du Sud. Mais une mutinerie éclate, et Aguirre, un sous-chef ambitieux et illuminé prend les commandes de l'expédition. Les aventuriers se construisent donc un radeau et partent conquérir un monde inexploré. Mais malheureusement, le chemin vers la gloire et la richesse n'est pas sans embûches.
Aguirre semble à première vue être un film d'aventure un peu plus ambitieux que les autres, mais en fait pas du tout. Il n'y a pas d'aventure, il n'y a pas de quête, il n'y a que la folie. Werner Herzog a réussi à filmer une descente aux enfers aussi monumentale que minimaliste.
L'oeuvre se différencie des films d'aventure traditionnels par de nombreux procédés que l'on remarque dès le début.
Avec une histoire de base pareille, ça aurait pû etre un récit mis en scène de manière épique, avec des batailles, des combats contre des indigènes, de la guerre civile, mais cela rendrait le résultat trop classique, banal. Plutôt que de se concentrer sur le voyage, le film met en lumières les personnages, la troupe d'explorateurs ambitieux qui réalisent lentement qu'ils dérivent vers une mort certaine. C'est simple, plus le film avance, et plus on réalise que tout le monde est cinglé ! Que ce soit Aguirre, manipulateur et cruel, le prêtre qui veut absolument convertir les aborigènes au christianisme, ou bien Fernando de Guzman, naïf et avide de pouvoir, ils sont tous fous. Cela ne se ressent pas forcément dans leur manière de jouer, mais dans les moyens qu'ils mettent pour arriver à leur fin. Traverser l'Amazone à bord d'un immense radeau flottant à peine, incendier des villages, ils deviennent même effrayer par le silence !
Ce groupe de colons espagnols représentent à lui seul toute la folie des conquistadors qui ont traversé le Nouveau Monde, ces hommes qui ont tout rasé par pure ambition et envie de pouvoir.
Maintenant que l'on a une galerie de personnages dont la santé mentale ne tient qu'à un fil, il n'y a plus qu'à les insérer dans un décor irréel.
L'une des raisons pour lesquelles le film est célèbre, c'est pour son tournage absolument cauchemardesque. Herzog voulait absolument que tout soit tourné en Amérique du Sud, sur un vrai radeau, et que les acteurs vivent dans les mêmes conditions que leurs personnages. Crises de nerfs de la part de Kinski, maladie, intempéries, la création du film a été un véritable désastre, et cela se ressent à l'écran.
Je trouve cela absolument formidable que tout le film ait été tourné dans la nature, c'est immersif, ça renforce la crédibilité, et en plus il faut une énorme paire de couilles pour assumer jusqu'au bout. Et le budget n'était que de 370 000$ dollars, c'est peu pour un film aussi ambitieux !
D'ailleurs, la manière de filmer d'Herzog est assez déroutante. Étant donné que la plupart du film se situe sur un radeau brinquebalant, il n'y a aucun réel plan fixe, la caméra tremble tout le temps. Et dans ses mouvements, elle suit les personnages comme un regard plutôt qu'avec des champs-contre-champs. Je trouve cette manière de filmer presque documentaire, prémonitoire du futur genre de prédilection d'Herzog.
La jungle qui entoure les personnages est probablement la chose qui se rapproche le plus de l'Enfer. C'est un décor à la fois beau et terrifiant. Toutes ces couleurs, le vert des arbres, le bleu du ciel et le brun de la rivière, elles envahissent la vision du spectateur et des personnages jusqu'à en devenir malade. L'Amazonie devient un lieu de péril, de misère et de mort pour les protagonistes qui dérivent vers l'inconnu. Certains passages sont vraiment angoissants, notamment le plan séquence de fin où le radeau est minuscule dans cette immensité verte. La nature devient un objet de contemplation, un paysage fascinant et dangereux cachant une menace invisible.
En fait, le film baigne dans une espèce de mysticisme contemplatif. Je suis sûr que regarder ce film en étant sous acide doit être l'une des plus formidables expériences possible.
Si la musique planante et surréaliste de Popol Vuh y est pour beaucoup, les images aussi invitent au trip. Même en se concentrant, on ne peut s'empêcher de perdre la raison, on aimerait pouvoir fuir ce radeau, esquiver la sale gueule de Kinski, mais on est obligé de rester, obligé de somber avec lui vers l'abîme. Et quand, seul face au vide de la jungle, il demande "Qui est avec moi ?", on est bien tenté de se joindre à lui.
Aguirre, la Colère de Dieu est un monument du cinéma, un chef-d'oeuvre, un VRAI chef-d'oeuvre. Je précise car on a tendance à utiliser cette expression un peu n'importe comment. Un chef-d'oeuvre est une oeuvre dans laquelle on s'investit comme si notre vie en dépendait. Une oeuvre dans laquelle on a mis notre âme pour pouvoir retranscrire notre vision de la perfection. Cette jungle, cette pluie, ces flèches, cetté épave trônant au sommet d'un arbre, ce son de claviers irréels, le corps tordu de Klaus Kinski, ces singes qui grouillent sur un radeau de la méduse à la dérive, c'est un monument. Un monument dans lequel Werner Herzog a tout donné, ainsi que toute l'équipe du film. Voilà ce que c'est qu'un chef-d'oeuvre, une pièce maîtresse qui sent l'humidité et la paranoïa !