Aguirre n'est pas un objet de foire ; quand bien même vous l'utiliseriez en tant que tel pour vous assurer d'une certaine normalité comparativement à ceux que vous pensez être anormaux (e.g., les "fous", les "mégalo").
Aguirre n'est pas un exutoire ; un vide-foutre à pulsions refoulées, ni un catharsis pour évacuer le syndrome du petit chef.
Aguirre, c'est vous et moi.
Certes, le film emprunte à la mégalomanie et à la cupidité dans leurs dérives les plus abouties. Mais, avant tout, il traite de l'aveuglement. L'aveuglement à sa condition d'humain, l'aveuglement à sa propre fin. Le radeau de fortune est une analogie parfaite : au fur et à mesure de l'avancée, lui et l'équipage qu'il transporte se délitent inexorablement. Tout "fout le camp". Le roi est grotesque. Les châssis se brise. Le livre tombe en lambeaux. L'équipage agonise. Finalement, le radeau n'est plus qu'un amas de bouts de bois flottant hasardeusement. Tout est ridicule, tout est en toc, tout n'est que de bric et de broc. Pourtant, tous continuent d'y croire. Tous jusqu'à leur dernier souffle. Et le radeau poursuit son avancée, misérablement.
Le radeau qu'on s'efforce de maintenir tant bien que mal, c'est un dernier repas de famille qu'on essaye de rendre joyeux en dépit de circonstances qu'on se cache collectivement. C'est un couple qui meurt et qui voudrait y croire encore. C'est le pitoyable de nos vies qu'on ne voit pas ; parce qu'on veut pas le voir, et parce qu'on voudrait croire à mieux pour plus tard.
Aguirre se déleste du cheval comme d'un objet encombrant. Sur la berge ; l'animal stoïque sera le dernier être sensé avec lequel un regard sera échangé. Un regard bref, mais générant peut-être un doute, imperceptible et ultime, dans les yeux d'Aguirre.
Attribuer l'irrationalité d'un équipage à la folie amènerait les sains d'esprits auto-diagnostiqués à ne pas s'identifier avec de telles errances pourtant si humaines (c'est d'ailleurs peut-être le rôle de la folie : "si ceux-là sont fous, alors moi je suis sain"). L'aveuglement à sa condition, ce n'est pas de la folie. Ce serait trop facile. Ce n'est pas de la folie, car aucun psychiatre ou médicament ne viendrait à retenir ces radeaux sur lesquels nous voyageons hasardeusement tout en voulant y croire. Ce n'est pas de la folie, c'est on ne peut plus humain.