Fascinante fable politique au doux parfum de suranné, Alexandre le Grand est une expérience contemplative doublée d’une profonde réflexion sur ce qui fait de la société une entité imparfaite.


Se nourrissant de la difficile histoire de la Grèce contemporaine, passée de la domination ottomane à l’influence de l’impérialisme britannique au tournant du XXe siècle, Théo Angelopoulos livre ici un film-fleuve pouvant se prêter à de multiples lectures et doté d’une époustouflante puissance poétique. Le cinéaste puise dans le passé pluriséculaire de son pays pour raconter la mystérieuse et tragique uchronie d’Alexandre, ancien bagnard devenu roi d’une petite bourgade rebelle et isolée dans les montagnes. C’est à cette échelle locale, humble et rustique qu’Angelopoulos déploie avec beaucoup de finesse sa critique de la folie des hommes.


Révoltés contre le propriétaire terrien qui prévoyait de vendre ses titres à des investisseurs britanniques, les habitants du village se sont, sous l’influence du maître d’école, laissés persuadés de se constituer en une communauté autogérée, basée sur la collectivisation des ressources. Revenant de son exil forcé, Alexandre, devenu « le Grand » par l’entremise d’événements assez inexplicables, est accueilli en héros. Mais rapidement, les choses vont dégénérer lorsque l’armée grecque va encercler le bourg pour en libérer les otages britanniques pris par Alexandre et ses hommes avant leur retour en guise d’assurance-vie. Le « capitaine », coiffé de son casque à crinière désuet et chevauchant son Bucéphale se heurte dès lors dans sa façon de faire autoritaire à celle des habitants, lesquels prônent une prise de décision concertée et collective. Deux modèles s’opposent, plongeant le petit village dans la crise…


Alexandre le Grand est une radiographie critique de ce monde tiraillé entre l’attrait des idées nouvelles du socialisme et le respect obséquieux de la tradition autochtone. Alexandre, comme son homonyme antique, est un personnage élusif : sa première naissance (biologique) est entourée d’autant de mystère que ne l’est sa seconde (symbolique, son évasion). En guise d’Olympias, qui aurait enfantée le Macédonien avec l’aide de Zeus, le brigand n’a qu’une mère adoptive, qu’il prendra d’ailleurs pour épouse. Entouré de cette aura mystique, celui auquel la chance et la victoire semblent toujours sourire se paie le luxe de ne dire mot en public. Secondé de toute une garde prétorienne ayant l’exclusivité d’être armée, il souffle ses ordres sans ouvrir la bouche. On lui obéit, presque mécaniquement, avec ce respect mêlé de crainte qu’il est à propos de conserver devant le puissant sur lequel on a un doute concernant l’ascendance. C’est un Alexandre teinté de christianisme au demeurant. Angelopoulos rend hommage à l’orthodoxie grecque en lui faisant réciter ses plus envoutants cantiques en l’honneur de celui dont on pense qu’il est saint Georges réincarné. La litanie monotone et gutturale (elle rappelle ceux des peuples steppiques) vient résonner en écho aux fanfares pompières de l’armée nationale, stationnée en contrebas. Mais du coup : homme ou dieu ? Angelopoulos laisse planer le doute. De l’épiphanie initiale en haut du cap Sounion jusqu’au ravissement final, à la transmutation de l’homme en marbre, la liberté d’interprétation est totale.


Sans doute n’est-ce pas crucial. Le plus important est de voir comment le cinéaste conçoit le heurt entre l’idée ancestrale, quasi tribale du pouvoir qu’il incarne, fondée sur la force et le charisme du chef, et l’idée nouvelle, l’idée socialiste, émanant du peuple et visant à émanciper ce dernier de tout lien de domination. Ici Angelopoulos est plus cristallin, moins abscons. Le côté reconstitution historique du film, très réussi, aide à cela. Porté par le décor rocailleux sublime de la Grèce montagnarde et enneigée, ses bâtisses rustres et sa lumière opaque, le réalisateur n’en oublie pas pour autant les costumes d’époque, qui font authentique. Le cachet visuel du film a, en lui-même, quelque chose de délicatement démodé. Un filtre qui brouille la caméra sans altérer pour autant la netteté de l’image, suffisamment pour lui donner l’allure vieillie d’une sorte de daguerréotype. Irréprochable sur le plan de la mise en scène, Angelopoulos allie à sa maîtrise canonique du plan-séquence un sens saillant et pénétrant de la composition de l’image. Il sait filmer l’individu, il sait filmer la foule. La masse populaire, rendue informe par l’uniformité du vêtement, réfléchit et agit comme corps, rendant l’idée de la gestion collégiale sinon caduque, tout du moins illusoire. Que ce soit par l’intermédiaire du maître d’école, devenu maître à penser du socialisme, ou par le biais des anarchistes italiens, étrangers par l’origine et par la langue mais s’immisçant sans rencontrer d’opposition au sein du processus politique du village, le cinéaste dresse un portrait critique de l’idéologie socialiste, chimère qu’il déplume avec tact à mesure que l’histoire s’aggrave et s’embourbe.


Pour autant, il n’est pas complaisant avec le versant autoritaire du pouvoir incarné de plus en plus sciemment et ouvertement par Alexandre. Il fait de celui-ci un épileptique, dont les crises intenses (qui semblent survenir à chaque fois que l’homme s’apprête à discourir publiquement) peuvent renvoyer à une lecture ancienne de cette pathologie (surnommée « mal divin » par les auteurs antiques). « Divinisé » d’une certaine façon par cette souffrance, mais aussi par ceux qui voient en lui l’origine de leur prospérité intarissable, le capitaine ne peut exprimer sa peine qu’en privé, face à la robe de mariée tachée de sang de la défunte femme-mère. Un inceste symbolique qui se perpétue dans la fille d’Alexandre, image réfléchie de cet amour solitaire dont le deuil paraît impossible. Idolâtré, incompris, détesté, les trois phases de la divinité qui révélée aux hommes se voit fourvoyée par la contingence des événements impondérables, la complexité d’un monde moderne qui n’a plus ni dieu ni déesse.


Seulement peut-être un rapport idéel au divin, imprégné de la conception hégélienne qu’il y a une spiritualité didactique tendant à l’universel mais ne s’incarnant que selon des modalités ponctuelles et méconnues. La danse, élément récurrent de la scénographie d’Alexandre le Grand, peut en être vue comme l’expression la plus sensible. Ronde antihoraire, arme à la main et uniquement masculine, signe du patriarcat dominateur et militarisé, elle est aussi solitaire et féminine, mystique et enivrée au point peut-être de bousculer le temps et l’espace dans une perspective de mise au monde, d’éveil à la sexualité (le rapport entre Alexandre jeune et Alexandre vieux est habilement brouillé).


Angelopoulos est critique de l’homme, aussi bien du chef charismatique que du leader malgré lui. Abattu, dépité, le mythe anarchiste est confiné à la solitude du chant de guerre, à l’exaspération de la destruction de l’horloge, par une cynique tentative d’abolir avec le temps, l’ultime contrainte exercée sur lui. Sentant son pouvoir chanceler, Alexandre se fait photographier face à une toile d’un style non loin du réalisme socialiste : il instrumentalise, se met en scène dans une tentative de sauvegarder ce pouvoir pourtant en grande partie fondé sur la part de mystère et de magie qui entoure sa personne. Toujours majestueux, impénétrable et à distance des événements, il ne trouve sa perte qu’en laissant libre court à ses passions vengeresses (réveillées par la profanation de l’église, lieu du meurtre de la femme-mère) et en ployant sous son propre poids au milieu de la place du village.


Marx reprenant Hegel disait de l’Histoire qu’elle se répète toujours deux fois : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. Angelopoulos a trouvé en la personne d’Alexandre le bagnard l’alter ego comique du Macédonien conquérant. L’homme ouvrant le film de sa voix de conteur rappelle volontiers l’aède des temps immémoriaux, dépeignant au spectateur (à l’aube) l’épopée du triomphateur des Perses, chevauchant toujours plus à l’est en quête de gloire. La fin du film, particulièrement parlante (le soir), vient donner un point final au travestissement du mythe, à son absurde et misérable conclusion. Que reste-t-il de tant d’illusions ? Le vacarme, calme et lointain, d’une Athènes contemporaine dont la vie suit inéluctablement son cours... Polis ancestrale désormais ancrée à la pénible (salvatrice ?) désuétude d'un monde sans rêve.

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le 11 janv. 2021

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