"Alexandre le grand" est un bijou d'Angélopoulos (cinéaste que pour ma part je suis en train de découvrir) qui demande à être davantage connu. Ce film me rappelle à bien des égards le "Satantango" de Bela Tarr, et pour une raison personnelle, il me touche encore plus.
Début du XXe siècle, fête au palais national d'Athènes. Les industriels anglo-saxons colonisent tranquillement le pays. Mais un groupe de riches ressortissants grecs est capturé en pleine ville par un bandit, Alexandre, qui vient de s'évader avec sa troupe. Alexandre emmène les otages dans son village montagnard et transmet ses revendications : la terre doit revenir aux paysans et l'amnistie les protéger. L'armée grecque encercle le village, qui est d'accès difficile (un seul petit pont enjambant un torrent). Avec l'aide de l'instituteur, les terres sont mises en commun, des banquets ont lieu au son de la clarinette et du violon. Cinq anarchistes italiens fuyant l'oppression se joignent à eux. Des journalistes anglais viennent prendre le rebelle en photo.
Le village étant assiégé, et la mise en commun des terres amenant des tensions, Alexandre cherche un compromis et accepte que des juges viennent rendre un jugement peu sévère à son sujet. Mais il change d'avis et les fait tuer. Les anarchistes, inquiets, tentent de fuir et sont tués. Alexandre fait réquisitionner la nourriture. Le chef des paysans tente un attentat contre le nouveau tyran, manque, se fait fusiller. La femme d'Alexandre préfère mourir aussi. Affaibli, Alexandre tue, mais ne peut que retarder sa chute.
On pourrait donc résumer ce film à une allégorie politique minimaliste sur le pouvoir et la propriété, tournée dans le décor d'un village montagnard de Grèce.
Mais ce serait oublier de dire que :
- les paysages grecs n'ont jamais été aussi beaux. La montagne, avec ce petit torrent que l'on passe en radeau ou sur un petit pont de planches. Mais aussi la mer, vue au petit matin depuis ce temple grec. Je retrouve l'émerveillement que j'ai ressenti devant les paysages grecs et turcs : une lumière mielleuse, très particulière.
- Le film dure 3 h 20, mais ne paraît pas si long que ça si l'on est d'humeur contemplative. Angelopoulos privilégie les plans séquences artistement minutés : la caméra balaie une partie du paysage, suit un groupe ou un individu qui exécute un trajet bien défini, en exploitant souvent la profondeur de champ. Les plans larges dominent - il y a fort peu de gros plans, plutôt des plans américains dans l'ambassade. En général, les personnages s'inscrivent dans le paysage comme dans une toile de maître.
- Au niveau découpage et montage, d'ailleurs, Angelopoulos décrit souvent les paysans comme une masse : nombreuses scènes où ils se dispersent de la place du village, ou bien où ils forment une ligne compacte de spectateurs, jusqu'à cette scène finale fascinante où Alexandre, gisant sur la place, est encerclé puis comme happé par une foule-cellule qui fait disparaître son cadavre. Par cette représentation abstraite, géométrique des mouvements de foule, Angelopoulos se situe dans la lignée d'Eisenstein - un Eisenstein qui préférerait les plans-séquence aux inserts saccadés. J'aime beaucoup aussi les plans où deux personnages nus luttent comme sur un vase grec, ou ce plan de la fin où à la place où se trouvait le corps d'Alexandre, on trouve un buste le représentant et une tâche de sang.
- Les personnages sont hiératiques et les dialogues sont rares (mis à part les chansons), les plus longs dialogues revenant aux anarchistes italiens et à l'instituteur, sorte de voix de la conscience. Alexandre apparaît quasiment tout le temps en représentation, avec son casque de style pompier, sa longue barbe poivre et sel, sa cuirasse sur laquelle passent deux ceintures brodées, son sabre et ses chausses à pompons noirs. Ce n'est jamais ridicule. Les rares répliques restent en mémoire, comme le "Il le fallait. Ils auraient tout gâché" que prononce Alexandre désemparé après avoir assassiné les juges.
- Au niveau sonore, le film ne superpose pas d'autre musique que celle qui est jouée par les protagonistes : fanfare pompière de l'ambassade, très beaux choeurs balkaniques lors du banquet en l'honneur d'Alexandre, avec ces sortes de gémissements sourds et deux solistes (un masculin, un féminin), chansons des anarchistes, mais aussi des moines proches du village... Et sinon beaucoup de bruits de village : chants d'oiseaux, tintement d'instruments agricoles, etc...
Réutiliser du folklore et un décor authentique pour livrer une allégorie à portée universelle... Quelle idée magnifique, et magnifiquement mise en oeuvre ! Si tous les films d'Angelopoulos sont comme celui-ci, on a là un très grand réalisateur.