Alice, sous ses airs de gentil road-movie métaphorique, est empreint d'un douloureux réalisme qui confine au pénible.
Le cinéma, par les artifices qu'il propose, est un immense vecteur de rêves. Au cinéma, tout est possible, de l'invraisemblable au fantasmagorique, du plus laid au plus mirifique, un monde de créations et d'illusions.
Rien n'est en ce sens plus rude qu'un cinéma miroir, terrible reflet d'une réalité peu glorieuse. L'Homme, pauvre bête, est faible et maladroit, crache ce film dès ses premiers instants.

Phil, antihéros au charisme douteux à défaut d'être inexistant, arpente misérablement une Amérique qui le fascine autant qu'elle le dépasse. Rédacteur ne rédigeant pas, improvisé photographe dans le vain espoir de rompre avec un quotidien fatal, condamné malgré lui à mourir prématurément d'une overdose de vie de con. Vite ramené sur terre par un supérieur acariâtre et des impératifs financiers.
Départ imminent pour Amsterdam en compagnie d'une douce enfant, fille de personne, lâchement abandonnée par une mère démissionnaire priorisant les retrouvailles avec son amant sur l'éducation de sa fille. C'est elle Alice, fausse ingénue au caractère bien trempé.

Abandonnez tout espoir en entrant.

Le rythme est lent, comme il est de rigueur en pareilles circonstances.
Wim Wenders pose sa caméra, instigatrice, longuement sur chacun et chacune, contemple et expose les vices – du plus banal (ce héros qui ne cesse de tripoter son nez) au plus décevant (Phil cherche à tout prix à se débarrasser d'Alice, à peine concerné par le devenir de l'enfant) – avec une fascination perturbante.
Via le prisme de cette étrange famille, ce sont nos propres lâchetés qui transparaissent, nos doutes qui remontent à la surface, notre vilaine humanité qui s'affirme.

Pourtant, l'étude sérieuse de la réalisation amène la révélation tant attendue, le pourquoi libérateur, la raison d'être de cette œuvre inspiratrice d'une génération entière.

Nuançons alors, étudions plus avant, tentons une percée dans l'esprit retors d'un cinéaste autrement plus subtil que ne le laissait présager l'amorce de la pellicule.

Le diable se cache dans les détails.

Wenders s'amuse de son public, endort sa vigilance pour mieux dérouter son esprit. Contemplatif et apaisé, le voilà soudain pris de folie, s'emparant de sa caméra, solidement vissée à l'épaule le temps d'un franchissement de péage ou négligemment jetée sur la plage arrière d'une voiture pour une fuite en arrière des plus significatives.
Jusqu'alors fermement ancré dans la réalité, le film s'envole vers un ciel grisâtre de poésie tourmentée, libre de composer, tisser le canevas d'une épopée du sens aux subtils arômes d'espoirs révolus.
Il est temps alors de remettre en perspective les premières et trompeuses impressions. Sous le noir voile de réalisme, transparaissait déjà une délicate beauté, un sens du détail probant sur le m'as-tu-vu. En témoignent la méthodique disposition des photos lors de la seconde scène et première apparition de Phil, le regard lourd de sens d'Alice à l'heure du départ, la magnifique mise en lumière de la chambre d'hôtel solitaire du journaliste perdu dans un monde trop vaste.

La lumière, elle aussi, est une clé fondamentale de la compréhension de l'artiste. Servi par une photographie irréprochable, le noir et blanc est bluffant. Il permet une accentuation franche de la mise en relief que jamais la couleur ne s'autorisera. Le contraste est au service du propos, à charge du spectateur d'en percer les mystères, d'en saisir les enjeux.

Le cinéaste détruit pour mieux reconstruire, renouveler l'amour de l'être humain.

Loin d'offrir une lecture de premier plan, un divertissement sans aspérité, Alice dans les villes est un film à penser, une invitation à se questionner.
Sur le pourquoi de l'existence.
Sur ce qui fait un Homme.
Sur les relations humaines.
Sur le passage à l'âge adulte.
Sur ces petits riens qui sont tout.
Et ça titille l'ego, ça déstabilise, c'est une épreuve.
Mais on en sort changé, bouleversé malgré la trompeuse vacuité de la quête des protagonistes, son apparente platitude.
Le cœur lourd et la tête chargée de questions.
Plein d'espoir et d'une croyance retrouvée en l'espèce humaine.
-IgoR-
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le 23 juin 2014

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-IgoR-

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