Wolfgang Amadeus Mozart. Dans ce nom, célèbre parmi tous les grands génies qui ont foulé cette terre, il y a ce nom latin Amadeus, l'aimé de Dieu. Et c'est de ce simple nom que le film de Milos Forman, inspiré de la pièce de Peter Schaffer prend forme. Ce film qui en est l'adaptation est l'écrin superbe d'une musique sublime qui infuse de bout en bout le propos, jusqu'à le transcender, porté par une distribution, une reconstitution et un scénario fabuleux.

Mozart ! Mozart ! Pardonne ton assassin !

Tels sont les mots que prononcent Antonio Salieri, en 1825, ancienne gloire de la musique classique et compositeur de la cour impériale d'Autriche-Hongrie, en tentant de mettre fin à ses jours. Sauvé de justesse par deux valets aux allures trublionnes, véritables personnages d'opéra, le voilà à l'asile où il confesse, peu-à-peu, son histoire avec Mozart, à un prêtre venu lui rendre visite.

Le personnage de F. Murray Abraham, s'introduit en jouant quelques airs joués aux clavecin, tous de lui. Le prêtre, n'en connait aucun. Seul le dernier lui évoque quelque chose. Ce n'est pas un air de Salieri, mais de Mozart. L'homme que Salieri s'accuse d'avoir tué. Le voilà qui raconte l'histoire de sa rencontre et de sa rivalité avec le grand compositeur. Mozart est l'aimé de Dieu, lui ce vulgaire séducteur, arrogant tandis que Salieri qui avait dédié sa vie à la musique au service de Dieu, pétri de vertu ne devait que vivre à jamais dans son ombre.

L'histoire est fictive bien entendu. Salieri a certes œuvré à Vienne dans les mêmes années, a certes connu Mozart mais ils étaient davantage des collègues qui s'estimaient que des rivaux. Salieri n'a jamais assassiné Mozart ni provoqué sa mort, due à la maladie (il était devenu obèse) et probablement à l'alcoolisme. Mais le mythe tenace dépasse la réalité. C'est la force immense du scénario de ce film qui transforme le destin de ce prodigieux compositeur en un complot funeste, une destinée de héros antique voué à être la créature de Dieu, une intrigue toute trouvée pour un opéra qu'il aurait pu d'ailleurs écrire. Salieri dans le film conspire et commande de manière anonyme une messe des morts à Mozart, messe des morts qu'il compte faire passer pour sienne et faire jouer pour les funérailles du compositeur. La réalité là aussi est tout autre : la commande du requiem fut faite par le comte de Walsegg. Oeuvre à la fois romantique et inachevée, totalement annonciatrice du 19ème siècle, elle avait tout d'un destin romanesque. Elle illustre la légende du compositeur dont l'aura sur la musique demeure considérable.

La musique de Mozart infuse l'oeuvre avec son génie. Tous les airs sont plus sublimes les uns que les autres, du début à la fin. Mais le film va bien plus loin que de faire une setlist des meilleurs tubes de Mozart. Il s'interroge sur ce qu'est la musique, décryptant des mouvements musicaux même pour l'oreille novice, s'interrogeant également sur le génie et la création. Des symphonies aux concertos, des opéras aux œuvres religieuses, l'échantillon musical choisi est brillant, prodigieux et on s'éblouit de reconnaître autant d'airs et de motifs musicaux.

Pourquoi se demande Salieri, pourquoi avait-il fallu que le talent se trouvât dans un homme si vulgaire, au rire grossier, à l'esprit grivois et à l'alcoolisme notoire ? Mozart aura ces mots dans le film à ce propos.

Je suis un homme vulgaire, je le reconnais, mais je vous jure que jamais ma musique ne l'est.

La scène de rencontre entre Salieri et Mozart est fabuleuse : on voit Mozart, en train de séduire sa future femme sous une table tandis que le concert commence sans lui. Il se relève, entendant sa musique, court et rejoint l'orchestre avec une attitude désinvolte. Lorsque Salieri, passablement irrité se penche sur la partition, il est émerveillé, émerveillé par la simplicité, le sens inné de composition du jeune homme malgré sa grivoiserie insolente.

Sur la page ça n'avait l'air de rien. Le début était simple, presque comique. Une pulsation. Bassons et cornes de basset à l'unisson comme une vieille boite rouillée. Et puis, soudainement, haut perché, un hautbois. Une simple note, suspendue, inébranlable. Jusqu'à ce que la clarinette la reprenne et l'adoucisse en une phrase d'une pure beauté. Ce n'était certes pas l'oeuvre d'un singe savant. C'était de la musique comme je n'en avais jamais entendu. Remplie d'un telle passion, d'un tel désir inassouvi. (...) Il me semblait entendre la voix de Dieu.

Tom Hulce est véritablement habité par son rôle et invente même un rire caractéristique, très bruyant qui colle désormais à la légende mozartienne.

Et de là naît une rivalité et une admiration de la part de Salieri. Celui-ci, tout en œuvrant à faire échouer les ambitions de Mozart, qu'il gâche de toute façon lui-même par son comportement, se rend avec ferveur à chaque concert et représentation. Lors de la présentation de Don Giovanni, il a ces mots :

La folie s'empara de moi, la folie d'un homme scindé en deux. Usant de mon influence je fis en sorte que Don Giovanni ne fut jouée que cinq fois à Vienne. Mais en secret je me rendais à chaque représentation, admirant cette musique que je semblais le seul à entendre.

La scène qui caractérise sans doute le plus le génie de Mozart correspond au moment où Constanz Mozart, la femme du compositeur, apporte des partitions à Salieri pour qu'il use de son influence à la cour afin de lui obtenir un poste de professeur auprès de la nièce de l'empereur. Salieri, prenant le portfolio dans ses mains tremblantes parcoure les partitions et chaque mesure qu'il lit est retranscrite par la musique à l'écran. Les morceaux somptueux s’enchaînent, avec une rapidité frénétique. Il lâche les feuillets qui s'effondrent au sol, étourdi par cet échantillon de génie, cette part de dieu qu'il a un instant possédé entre ses mains. Sublime.

L'autre scène très forte sur la musique c'est la scène finale où Mozart, sur son lit de mort avec l'aide de Salieri, compose le Confuctatis de la messe des morts. En quelques instants, Mozart dicte la partition des basses, des ténors, des cuivres, des bois, des cordes et assemble tout, sous nos oreilles ébahies, faisant toucher du doigt le mystère de la musique, qui comme un meuble est un assemblage savant de notes dont on perçoit le mécanisme. La scène est puissante, profonde, passionnante. La mort de Mozart, si jeune, tragique, injuste, absurde. La voix de Dieu s'éteint à 35 ans, pauvre et oubliée de tous. Mozart, le chef de file du classicisme est dans ce film un héros romantique, au destin tragique et aux sentiments exacerbés. L'artiste maudit par excellence dont l'oeuvre immortelle ne passe que par une mort tragique. Salieri, lui, vivra longtemps, béni d'une longue vie mais sans gloire.

La musique sert aussi le montage, très astucieusement utilisée par Milos Forman, que ce soit lorsque la belle-mère de Mozart lui hurle dessus et que son hurlement se transforme en reine de la nuit dans La Flûte Enchantée, personnage qui semble être inspiré par cette femme, ou que ce soit pour, à la manière d'un opéra, désigner un personnage, créer un thème musical autour de lui. Léopold Mozart, ainsi, est associé au thème du Commandeur de Don Giovanni.

Voilà ce que dit Mozart dans le film à propos de la musique :

Dans une pièce si plus d'une personne parle en même temps, c'est juste du bruit, personne n'y comprend rien. Mais avec l'opéra, avec la musique... vous pouvez avoir vingt personnes qui parlent en même temps en parfaite harmonie !

Seules entorses à la musique de Mozart : le Stabat Mater de Pergolèse et un opéra de Salieri ainsi que du Bach, des compositeurs qui ont forcément influencé le compositeur, de près ou de loin.

La mise en scène est de très grande qualité : la reconstitution viennoise est excellente, les costumes impeccables, la restitution des décors d'opéra particulièrement convaincantes. L'anecdote la plus extraordinaire c'est que l'opéra de Prague où ont été tourné Don Giovanni et les autres opéras montrés dans le film est celui qui accueillit la première mondiale de Don Giovanni en 1787 dans un décor quasi inchangé. Une telle concordance est rarissime. Milos Forman a d'ailleurs tourné la plupart des scènes du film à Prague, décor 18ème siècle intact et sa ville de jeunesse.

Autre fait astucieux : commencer une musique en la faisant jouer à l'orchestre dans le film, changer de plan et la prolonger dans l'oreille du spectateur. La photographie, avec des éclairages à la bougie, est fabuleuse et par moment rappelle Barry Lyndon. Une gageure technique aussi : le théâtre de Prague étant entièrement en bois et fonctionnant au gaz, il était très risqué d'y remettre des bougies. Mais ça a été fait. Forman partage avec Kubrick une passion du détail quasi maladive. Le 18ème siècle dans son ensemble est restitué avec justesse. Tous les personnages ou presque ont bien existé, ce qui accentue un réalisme alors que l'intrigue, elle, brode largement avec les faits. C'est toute la force scénaristique du film !

L'autre force c'est le casting, exceptionnel. Tom Hulce est impressionnant, capable de jouer en play back les morceaux de piano sans se tromper d'une note, Murray Abraham jouant son plus grand rôle probablement, ainsi que la myriade de personnages secondaires. Milos Forman leur donne une identité forte, car il estime qu'un personnage secondaire a si peu de temps à l'écran qu'il doit immédiatement frapper les esprits. Il prend donc des acteurs atypiques, aux allures mémorables.

Le romanesque du film emporte tout, remplace l'histoire par la légende. C'est la marque des grandes oeuvres que de pouvoir transformer à jamais la réalité. Ce que suscite Milos Forman c'est la divinisation de Mozart, mythe, enfant béni des dieux, promis à la fulgurance. Il est vulgaire, son personnage presque comique mais forcément, aussi tragique. Il est un peu Don Giovanni, brillant et arrogant, flambeur et magistral. Les personnages secondaires ont tous leur ridicule : la belle mère pénible, le père taciturne, l'empereur mélomane mais sans oreille... Salieri, lui se qualifie de "roi des médiocres." Le personnage de Salieri est encore plus intéressant que le jeune prodige, jaloux mais admiratif, sensible à l'extrême, épris de musique, en un mot, humain. Le compositeur appelé à vivre à jamais dans l'ombre de Mozart a acquis avec ce film une grande notoriété. C'est presque un paradoxe. D’une certaine façon, ce film est un double biopic, celui de Mozart enchâssé dans celui de Salieri, le narrateur. Son dialogue avec le prêtre, dans cet asile, n'est pas sans rappeler le thème de la psychiatrie et de la folie abordé par Milos Forman dans Vol au dessus d'un nid de coucou. La folie infuse d'ailleurs le film : Mozart est destructeur et fou autant que génial et Salieri devient fou de jalousie. La folie caractérise jusqu'aux actes des protagonistes.

Puis plus encore que l'histoire c'est l'art que le film sublime. Ce film n'est pas une biographie de Mozart, puisque la vie de Mozart y est totalement romancée mais un film sur la musique et l'esthétique plus généralement. Superbement léché, dynamique, coloré, parfaitement réalisé il offre un écrin somptueux aux chefs-d’œuvres mozartiens. Il est une porte d'entrée pour tous les néophytes en musique classique. Il touche une part du mystère de l'émotion musicale, et plus encore de l'art en général. Il interroge même sur ce qu'est être un artiste et la vocation musicale.

Mise-en-abyme de lui-même puisque analyse et hommage de son propre fond sonore, par ses représentations filmées d'opéras, le film est une sorte d'opéra qui englobe tous les autres. Le génie et la musique restent des mystères que nous touchons du doigt, tel l'esprit de Dieu. Amadeus, c'est l'aimé de Dieu, la musique donnée à tous, l'infini mis à la portée des caniches.

Un film sur la musique, en musique, pour la musique. Comme répondrait Salieri à Constanz Mozart à propos du travail de son mari :

-C'est mauvais ?
-C'est miraculeux.

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le 27 janv. 2023

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Tom_Ab

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