À mi-chemin entre la photographie sociale de Walker Evans, le sens du cadre d'un Raymond Depardon et le goût pour les bizarreries pas toujours avouables comme Ulrich Seidl, le documentaire de Claus Drexel est un projet plein de promesses qui ne s'avère pas aussi intéressant que ce que le sujet et l'approche laissaient espérer.
Le contexte est précisé en introduction : on est en novembre 2016, à la veille des élections américaines, et America nous plonge dans une petite ville traversée par la Route 66 (on repense à We Blew It, le documentaire de Jean-Baptiste Thoret...), Seligman, au fin fond de l'Arizona, à la rencontre de ses habitants. Tout s'articulera autour de plans fixes, tour à tour en grand angle pour magnifier les décors urbains et naturels ou en portrait, pour accompagner les discussions. Le dispositif à un côté un peu scolaire, il ne brille pas par son originalité, mais reste tout de même exécuté avec sens et rigueur.
Très vite, pour peu qu'on n'ait pas vu l'affiche du film, on comprend l'orientation choisie : il s'agit de faire le portrait du pays à travers la perception du fameux "rêve américain", usé jusqu'à la corde, que peuvent avoir les habitants de cette région isolée, pour ne pas dire oubliée. D'un point de vue strictement documentaire, on se retrouve écartelé entre l'intérêt intrinsèque d'une telle immersion, forcément exotique et incroyable quand elle est vécue depuis l'Europe, et la relative pauvreté du contenu, qui ne va pas beaucoup plus loin que l'énumération à peine détaillée de poncifs que l'on connaît déjà trop bien.
Il y a donc cet homme dans sa cave, fier d'exhiber son arsenal militaire qui pourrait armer tout un régiment, ces deux chasseurs en train de dépecer un cerf à l'arrière de leur pickup, une femme enceinte qui aimerait assister à une mort par injection létale et qui songe à offrir une arme à son fils pour ses 5 ans. Ce sont des figures sans doute représentatives d'une partie des États-Unis, mais tellement caricaturales... qui plus est lorsque l'on choisit comme plan initial celui du cerf dépecé auquel on coupe la tête. On a aussi droit à l'Indien qui aborde des notions panthéistes, pour continuer dans la culture des clichés.
Heureusement, Claus Drexel ne se contente pas de ces stéréotypes européens et propose au sein de cette galerie de personnages quelques agréables surprises. Des zones de subtilité là où ne les attendait pas du tout. Il y a quelques témoignages purs, révélant une partie de l'histoire locale, et surtout beaucoup de rêves brisés. La diversité des intervenants (jeunes et vieux, républicains ou démocrates, armés jusqu'aux dents ou insensible aux fusils de chasse) n'a d'égal que l'image de survivants qu'ils renvoient tous, invariablement, dans cette région désertique peuplée de carcasses rouillées où la notion de rêve américain est encore solidement enracinée. On se demande pourquoi. Claus Drexel épouse de manière directe la démarche de Walker Evans, en substituant la crise économique de la fin des années 2000 à la grande dépression des années 1930.
On peut regretter la prépondérance des discussions sur les armes à feu, souvent initiées par le réalisateur lui-même : si leur importance dans la culture américaine est difficilement contestable, elles n'apportent vraiment rien de nouveau, au-delà de l'effet de sidération désormais commun. On sent même par moments une certaine condescendance dans le regard européen posé sur ces rustres, ces rednecks, sur leurs obsessions peu glorifiantes. America ne donne pas vraiment l'impression de les juger, mais il y a des choix de montage qui laissent tout de même un malaise dans la position retenue, l'impression parfois d'observer l'intellectuel en immersion dans le bas peuple. Il manque soit du contenu pour rendre les propos fondamentalement enrichissants, soit de l'ironie et du recul pour désamorcer ce décalage, potentiellement, à l'image de certains des films d'Ulrich Seidl. En réalité, Claus Drexel a conservé grosso modo la même distance que celle, parfaite, pour aborder le thème des sans abris parisiens dans Au bord du monde, alors qu'elle aurait dû être adaptée à son nouveau sujet.
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