"la vérité est dans l'oeil de celui qui regarde"

American Sniper fait au premier regard froid dans le dos. Le patriotisme qui fait le succès considérable du film aux Etats-Unis (notamment dans les Etats du Sud et du Midwest, trop heureux d'avoir un film étendard et pour lesquels Hollywood est trop libéral et New York trop intello..), relayé par l'affiche, empêche de bien "voir" le film (Michael Moore s'est fendu d'un tweet pour dénoncer le portrait d'un sociopathe raciste qui manipule l'arme des lâches). La mise en scène tend effectivement à l'identification : nous observons dans la lunette du sniper, et par le regard de Chris Kyle.
Et que voyons nous ?
Au premier abord, des exploits militaires sur le front irakien où l'ennemi n'est pas véritablement incarné (contrairement au diptyque Memoires de Nos Pères/ Iwo Jima qui faisaient exister les combattants japonais) : une femme irakienne, un jeune enfant ou un sniper ennemi en embuscade ; un héros messianique au sens du devoir infaillible garant de la sécurité de sa famille et des USA... Au premier degré, c'est aussi un film passionnant sur les conflictualités au XXIe siècle : il montre les nouvelles formes de la guerre moderne où les ennemis sont mobiles et se déploient, insaisissables, utilisant tous les recoins de la ville défoncée par les tirs de roquettes, dans une guérilla urbaine asymétrique (magnifique séquence du nuage de sable qui rend invisible "l'ennemi").
Mais Clint Eastwood refuse de livrer une simple hagiographie (la biographie du sniper a été un énorme succès en librairie) ni un énième film sur la guerre en Irak. En contrepoids, il y a en effet la fragilité psychologique du personnage dans les séquences de retour au pays et surtout le portrait très ambigu de son engagement. Il est certes animé par une conception manichéenne du monde, ses certitudes vont rester intactes mais il va s'effondrer de l'intérieur. Les personnages qui dialoguent avec lui révèlent son progressif enfermement (le jeune vétéran rencontré dans le garage, son frère sur le tarmac de l'aéroport...). Bradley Cooper interprète magistralement l'évolution psychologique du personnage : de la détermination des débuts, forgée par son éducation, au déchirement et à l'aliénation. La fameuse séquence du duel avec le sniper ennemi montrera la vacuité de sa mission et de son engagement. Le film de propagande soit disant annoncé est donc pour celui qui veut bien le voir comme tel.

Eastwood est un républicain libertarien et isolationniste, il se méfie des institutions et des pouvoirs établis (sa haine pour Bush et son opposition à l'intervention en 2003 sont connues). Il faut donc plutôt voir dans le film un questionnement sur la société américaine et son rapport à la violence et au monde. Certes, le succès du film interroge sur le regard du spectateur américain, mais jamais Eastwood ne souligne ce qu'il faut penser. Enfin, le personnage s'inscrit lui dans la désormais longue tradition des héros eastwoodiens qui revisitent sans cesse les rapports de l'individu avec sa communauté.



  1. Le titre est une citation de "Minuit dans le Jardin du Bien et du Mal".

Créée

le 23 févr. 2015

Critique lue 894 fois

16 j'aime

10 commentaires

Critique lue 894 fois

16
10

D'autres avis sur American Sniper

American Sniper
Sergent_Pepper
4

Le petit fou de la lorgnette.

On peut facilement trouver une kyrielle d’éléments visant à alimenter une critique positive d’American Sniper. On peut facilement dézinguer la meute qui hurle à la propagande fascisto-patriotique,...

le 28 févr. 2015

250 j'aime

44

American Sniper
Docteur_Jivago
8

La mort dans la peau

En mettant en scène la vie de Chris The Legend Kyle, héros en son pays, Clint Eastwood surprend et dresse, par le prisme de celui-ci, le portrait d'un pays entaché par une Guerre...

le 19 févr. 2015

152 j'aime

34

American Sniper
blig
8

Kyle, Texas Sniper : le concon flingueur

"C'est curieux chez les marins ce besoin de parler de leur femme au front, de les appeler dans le feu de l'action, et de ne pas pouvoir leur décrocher deux mots sur l'oreiller..." American Sniper,...

Par

le 14 févr. 2015

144 j'aime

34

Du même critique

Lost River
Olivier_Paturau
3

Lost Highway

On ne reprochera pas à Ryan Gosling de ne pas faire preuve d'imagination. Il choisit de traiter du déclin de l'ancienne capitale de l'automobile, Detroit, vidée par la crise de ses habitants (qui...

le 9 avr. 2015

53 j'aime

5

A Star Is Born
Olivier_Paturau
4

Gueule de bois

Passé une première demi-heure enthousiasmante, A Star is Born peine à convaincre et finit paralysé par des défauts d'écriture majeurs. Alors qu'il étire son récit sur deux heures et quart, le film...

le 3 oct. 2018

52 j'aime

8

120 battements par minute
Olivier_Paturau
8

L'armée des morts

Robin Campillo confirme avec son 3eme film qu'il est un des cinéastes de sa génération les plus passionnants. Il maîtrise aussi bien l'art de l'écriture (pas facile de mêler didactisme dans la...

le 24 juil. 2023

45 j'aime

1