1. American Sniper est un bon film. C'est d'ailleurs sans doute son défaut principal, puisqu'il est simplement bon, comme un petit hamburger bien fade, sans grande saveur mais pas non plus dégueulasse, juste bon et vite oublié. Cette "qualité" est d'autant plus problématique qu'il est extrêmement tentant de juste détester ce film, on a vraiment envie de le haïr, de lui cracher à la gueule, mais au final c'est pas si mal, et c'est ce qui est le plus douloureux. Il en faut tout de même des films comme ça, ce sont eux qui, par effet de contraste, nous permettent de mieux apprécier les excellents films.

2. American Sniper est fade, car oui, il peut être les deux à la fois. C'est suffisamment bien pour qu'on s'intéresse au déroulement de l'histoire, au personnage (au singulier, parce qu'on se fout royalement de tous les autres, et Clint Eastwood aussi), aux scènes d'action, aux scènes de drama ; mais rien ne vous retournera plus qu'il ne le faut, à l'exception de deux scènes particulièrement fortes mettant en scène la mort d'enfants. L'une de ces scènes a d'ailleurs été présentée intégralement dans le teaser-trailer du film, et constitue en réalité les toutes premières minutes du film, ce qui revient à dire que le film est super bien pendant environ 3 minutes et puis après ça retombe. J'ai été voir ce film à cause de cette bande-annonce qui laissait présager un truc tendu comme l'excellent Démineurs, mais en fait non, ça n'a rien à voir. Quand l'attrait principal d'un film sont ses scènes de guerre et que celles-ci sont mollassonnes à ce point, on peut légitimement se questionner sur la pertinence dudit film.

3. American Sniper est un film manichéen. Les Arabes sont méchants et tous des alliés d'Al-Qaïda, les Américains tous des gentils qui se battent pour défendre leur pays (alors que c'est eux qui envahissent le pays des Arabes, wat ?). À la limite on peut tout de même voir là un portrait assez réaliste de la guerre, où les soldats sont conditionnés à penser que les Arabes sont les vilains ennemis de la démocratie : soyez francs, c'est ce que l'ensemble du monde occidental avait dans la caboche en 2003, jusqu'à ce que toutes les supercheries entourant les motivations de cette guerre soient rendues publiques. Il n'est donc pas problématique que le discours des personnages (et non du film, il faut savoir faire la différence) soit si manichéen. Là où c'est problématique, c'est que contrairement à un film anti-manichéen comme le tout récent et très bon Fury, il n'y a rien dans le film en lui-même qui puisse nous indiquer que les personnages ont tort, bien au contraire, après avoir vu ce sale fils de pute enfoncer une perceuse dans la tête d'un gosse, on ne peut qu'être d'accord avec le fait qu'il faille arrêter toute cette barbarie. Les soldats américains, encore contrairement à Fury, ne sont quant à eux jamais montrés en position dévalorisante. Putain le mec il tire sur un enfant et il est à peu près impossible de ne pas approuver ce geste purement défensif. On sent que ça ne lui plaît pas à Chris Kyle de tuer un gosse, mais on sent aussi qu'il n'avait pas le choix, que c'était la chose à faire. Bref, les Américains font le mal nécessaire, les Arabes font le mal gratuitement, y'a une marge, et il est normal d'être gêné par un tel manque de nuance. Le fait que les Arabes ne soient que des pantins sur lesquels on tire comme sur des zombies dans un jeu vidéo n'est cependant pas un problème, puisque c'est ça la guerre, on ne se demande pas quelles vies menaient les ennemis avant la guerre, ce sont des cibles. C'est triste, mais c'est ça la guerre, et on ne peut pas reprocher à Clint Eastwood de n'avoir montré la guerre que du point de vue des Américains si le but était de coller au plus près des combattants.

4. American Sniper est un film patriotique. Clint Eastwood aime son pays et il le fait savoir. Est-ce que c'est mal ? Non. Tous les pays ont une Histoire parfois troublante, mais on aime nos parents même quand ils nous emmerdent. Eastwood est aussi un républicain conservateur très attaché au capitalisme et aux valeurs traditionnelles. La twist, c'est qu'il est aussi un libéral en terme de droits de la personne, doublé d'un pacifiste. Oui, le mec votait pour Bush mais n'était pas favorable à l'intervention en Irak. Y'a-t-il donc contradiction entre ses idéaux et son film ? Pas vraiment. American Sniper a pour sujet Chris Kyle, pas la guerre dans son entièreté. Il s'est intéressé à la guerre vue par les yeux de ce personnage complexe qu'était Chris Kyle, et qu'Eastwood vénère pour l'unique et excellente raison que le mec est parti sur le front et qu'il faut des couilles en ciment pour faire ça. Ça ne veut pas dire que la guerre en Irak était justifiable, ça ne veut pas dire que tuer pour son pays c'est bien, ça ne veut pas dire que Chris Kyle est un saint, mais on peut tout de même considérer Chris Kyle comme un héros, comme le sont probablement les ennemis qu'il abat. Ce ne sont pas les soldats qui décident des guerres menées, qui décident qui sont les ennemis et les alliés, qui décident des causes à défendre, ces gens se sacrifient simplement pour des raisons qui les dépassent complètement. Peut-on reprocher à Chris Kyle de se battre pour venger les attentas du 11 septembre ? Absolument pas. On peut reprocher bien des choses au gouvernement américain, on peut reprocher encore plus de choses à Al-Qaïda, on ne peut rien reprocher à leurs combattants endoctrinés et fabriqués. Bref, si Chris Kyle pensait, naïvement sans aucun doute, qu'il partait en Irak pour défendre son pays, alors oui, on peut considérer que c'était un héros. Ça en fait presque un héros tragique.

5. American Sniper n'est PAS un film propagandiste. Ça me semble important de faire le point sur cette critique qui revient souvent. J'ai démontré que c'était un film manichéen et patriotique, mais ça ne veut pas dire que c'est de la propagande. La propagande est un instrument politique qui modifie des faits pour créer la peur, le consentement, l'adhésion, bref pour convaincre que les ennemis sont les ennemis. Ce n'est pas vraiment le cas pour ce film. Déjà, il faudrait que ce soit un film ouvertement politique, or on s'intéresse très peu au contexte géopolitique de la guerre, Chris Kyle va sur le front parce que c'est son devoir, parce qu'il veut protéger son pays, mais jamais on n'essaie d'embellir la réalité, de donner raison à cette guerre, de justifier les choix et les motivations du personnage. En fait, le propos politique est totalement absent du film. Clint Eastwood a souvent dit qu'il était plus un artisan qu'un artiste, qu'il s'intéressait aux personnages, aux récits, et non aux messages. Bref, on montre ce que vit Chris Kyle, on se fout de la guerre, on veut simplement montrer comment LUI la vit, comment elle le change. Et si on montre Chris Kyle buter des Arabes comme des zombies, alors que le vrai Chris Kyle tuait effectivement des Arabes comme des zombies (il n'a jamais montré de remords quant à ses actes), baaaah c'est pas de la propagande. Même montrer comment le peuple américain a honoré sa mémoire après sa mort n'est pas de la propagande, c'est effectivement ce qui s'est produit. Chris Kyle est clairement dépeint favorablement, mais ce n'est pas de la propagande pour autant, c'est comme ça qu'il était perçu, et c'est comme ça qu'il s'est décrit dans son livre qui a servi de texte-source au film.

6. American Sniper ne propose rien. Il est là le point le plus fâcheux en fait. Parce que si le film n'est pas propagandiste, c'est avant tout parce qu'il se refuse catégoriquement à tout commentaire critique, favorable ou non, sur la guerre en Irak. Le film se contente de montrer la réalité de la guerre du point de vue des soldats. Ce qui peut être bien quand c'est bien fait. Démineurs c'est exactement ça, on se fiche de savoir pourquoi les soldats sont sur le front, ils y sont et doivent vivre des situations très intenses, doivent défendre leurs vies et celles de civils, doivent composer avec la peur constante, et au final le film est surtout un gros amalgame de situations plus tendues les unes que les autres. ÇA c'est un bon film de guerre apolitique. Et le fait que Jeremy Renner joue un anti-héros aide grandement à ne pas voir en ce film un bête affrontement entre gentils et méchants, mais plutôt un affrontement contre la peur ; les Arabes du film ne sont pas des barbares comme dans American Sniper, ce sont simplement des dangers. C'est ce qui était si rafraîchissant, trouvé-je, dans le film de Kathryn Bigelow, qu'on puisse assister à un film de guerre qui ne soit pas nécessairement un film SUR la guerre, mais qui soit tout de même très bon.

7. American Sniper essaie d'être tous les bons films de guerre jamais sortis. Parce que dire qu'il ne propose rien ne veut pas dire qu'il ne tente rien. Ces tentatives de proposition sont toutes déjà vues et incomplètes, et c'est dommage. J'ai déjà parlé de Démineurs, mais on peut aussi lier le film de Clint Eastwood à celui de Michael Cimino, Voyage au bout de l'enfer, qui était plus un film sur le choc post-traumatique des vétérans que sur la guerre elle-même. Chris Kyle est visiblement transformé par la guerre, est stressé par tout ce qui lui rappelle des coups de feu lorsqu'il est de retour chez lui, mais c'est esquissé, expédié, son stress est passager et sans conséquence. Il fera bien un petit commentaire sur l'absurdité d'aller au supermarché pendant que des gens crèvent ailleurs, ça fait bel et bien écho à l'impossibilité de s'intéresser de nouveau à la futilité que vit le personnage de Robert DeNiro dans Voyage au bout de l'enfer, mais c'est une petite ligne de dialogue dans la gueule de Chris Kyle, on passe rapidement à autre chose. Il y a aussi un regard intéressant, mais encore une fois incomplet, sur le processus de "fabrication" du soldat parfait, mais Stanley Kubrick l'a déjà traité en bien mieux, et certainement pas en 10 minutes tout juste comme dans American Sniper.

8. American Sniper est un film académique. Parce que c'est bien beau de parler des points idéologiques qui entachent le film, mais formellement ça ne vole pas non plus très haut, et il faut bien le souligner. L'académisme n'est pas nécessairement un mal, The Imitation Game nous a montré récemment qu'on peut faire des trucs très biens et pourtant très classiques, mais il faut que le classicisme soit au service d'une très bonne histoire dans ce cas-là. Et American Sniper n'est pas une très bonne histoire. On a juste l'impression, pendant ses deux heures et quelques, qu'on a déjà vu ce film des dizaines de fois, et souvent en mieux. Même Nous étions soldats avec Mel Gibson sort davantage des sentiers battus putain.

9. American Sniper a volé la place de Nightcrawler à l'oscar du meilleur film. À la limite, s'ils voulaient tant un film de guerre comme il y en a quasi à chaque année (deux l'an dernier haha), ils auraient pu prendre l'infiniment plus intéressant, plus fun, mieux filmé et mieux joué Fury. Mais non, Clint Eastwood fait un film, il est automatiquement nominé. David Ayer et Dan Gilroy, tout le monde s'en fout. C'est déjà joli que Damien Chazelle y soit arrivé, j'imagine qu'ils étaient bien embêtés, ils se sont dit "putain c'est un gosse le mec, on a écarté Xavier Dolan pour la même raison, et en plus c'est son premier film et personne ne le connaît, et en plus c'est un film indépendant, on peut pas le nominer... mais putain t'as vu comment il a été reçu ? On va avoir des émeutes. Merde. Bon aller, feu vert parce qu'y a le mec de Spider-Man et celui qui va jouer dans Fantastic Four." Bref, American Sniper aux oscars du meilleur film, ça décrédibilise à lui-seul tout le processus de nomination. Comme s'ils avaient besoin de ça après avoir largué LEGO Movie pour faire gagner Big Hero 6 face à Dragons 2. Ça ne m'irrite même plus, je regarde cette mascarade avec un regard amusé et éberlué, comme quand on voit un mec saoul pisser sur les rails d'une station de métro.

10. American Sniper se méritait 7 selon mon précédent jugement. En écrivant cette critique, je me suis auto-convaincu qu'il méritait 6. Eh oui, je ne peux décidément pas me résoudre à le traiter comme un étron malgré tout ça. Des fois j'aimerais avoir la mauvaise foi qui habite de trop nombreuses personnes sur ce site.

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le 25 févr. 2015

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Francis Janvier

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