Sans Soleil
Dans ce qui restera l'unique long-métrage de Hu Bo, qui mit fin à ses jours peu de temps après l'avoir achevé, le fond et la forme s'associent pour accoucher d'une œuvre d'une grande force lyrique...
Par
le 8 janv. 2019
50 j'aime
5
Avec un éléphant qui s'assoit sans bouger, Hu Bo trouve une image qui va pouvoir condenser tout son film. Film que l'on pourrait résumer facilement par sa seule atmosphère, décrivant aussi bien la mentalité des personnages que le contexte social dans lequel ils évoluent, les pseudo-relations sensées les rapprocher les uns des autres et leurs perspectives d'avenir inexistantes. Un éléphant autant figure d'abandon que de tranquillité. Un paradoxe nous disant que tout n'est que question de regard, celui qui forge notre environnement à notre image. Et dans un contexte pareil, l'image de soi n'est pas belle.
Cet éléphant peut également nous indiquer une envie d'ailleurs, un fantasme étrange vers lequel tendre pour se sortir de la misère, sociale ou existentielle. Pourtant, les premiers plans comparent cet éléphant évoqué par la voix off aux personnages, et sans doute plus spécifiquement leur mentalité dépressive : eux aussi restent assis, sans rien faire, à attendre que vie se fasse en la subissant de plein fouet mais sans jamais ressentir une quelconque possibilité de changement. La souffrance est la seule constante, dit un personnage, et à l'éléphant de communiquer ça par son image. Celle d'un ailleurs qui ne serait que le prolongement de ce qui existe déjà. Partir, oui, mais toujours pour se rendre compte que tout est pareil.
Là se situe sans doute l'impression la plus prégnante que l'on trouve dans ce film fleuve : la résignation. La seule réponse possible à un monde qui, dès que l'on cherche à s'extirper de son trou ou à réparer ce que l'on a brisé, se plaît à nous rappeler à notre condition en détruisant toute forme d'espoir. Ainsi va d'une existence qui semble avoir développé le même rapport aux individus que celui d'une personne s'amusant à torturer un chat, soit un rapport de sadisme qui naît du vide pour ne laisser comme trace que le mal. Inexplicable, donc désespérant face à l'absence de possibilité que cela nous laisse.
Des personnages tous soumis à cette même prison à ciel ouvert, les amenant fatalement à s'entrechoquer de manière toujours conflictuelle. Dans le premier acte, les visages scrutés au plus près sont toujours isolés dans des plans à la durée insoutenable, que ce soit par la mise au point ou par la composition, parfois filmés de dos et en contre-plongée, la caméra cachant ainsi à la fois leur visage et leur environnement, laissant le spectateur dans la même posture contemplative du vide. À mesure que l'intrigue se construit, les visages peuvent parfois se rapprocher. On tente d'aller vers l'autre, une bonne partie du film perdant un peu le désespoir résigné si efficace dans la première partie. Le fait d'amener un conflit à résoudre dans cette errance déprimée peut amener un certain ennui, favorisant une notion de l'atmosphère plus concrète et sans doute moins dans le ressenti, mais on serait bien mal amené de reprocher au film d'essayer de construire quelque chose quand sa démonstration se repose là-dessus : une existence qui laisse de l'espoir pour pouvoir mieux l'écraser systématiquement, autant dans les multiples sous-intrigue que pour le film dans son ensemble. Avec comme seul effet sur les personnages de confirmer ce qu'ils semblaient déjà savoir.
Le dernier plan du film et son barrissement faisant figure d'espoir quant à l'existence de cet ailleurs, alors que les personnages jouent ensemble dans la lumière au milieu de la nuit, prend forcément une résonance particulière face au destin tragique de celui qui l'a mis en scène. Une étincelle de vie dans le film que l'on sait désormais éteinte, n'ayant probablement pas su trouver comment la faire vivre dans un monde trop gris. Comment trouver une forme de rédemption dans cette idée ? Nous voilà dans la même situation que les personnages du film : piégés dans le désespoir. Hu Bo comparait par la voix off du début les spectateurs de son film avec les personnes venant admirer l'éléphant, et en 3h50 inverse les rôles. Désormais, les personnages du film viennent voir l'éléphant, et au spectateur de rester assis sans rien faire, sonné devant le générique.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films de plus de trois heures, Les meilleurs films de 2019, 2020 - Films et Les films les plus tristes
Créée
le 20 janv. 2020
Critique lue 351 fois
4 j'aime
D'autres avis sur An Elephant Sitting Still
Dans ce qui restera l'unique long-métrage de Hu Bo, qui mit fin à ses jours peu de temps après l'avoir achevé, le fond et la forme s'associent pour accoucher d'une œuvre d'une grande force lyrique...
Par
le 8 janv. 2019
50 j'aime
5
Le constat ne manque pas de paradoxe : dans l’histoire de l’art, l’inspiration doit une part grandissante au pessimisme. Alors que les premières représentations insistent sur l’idée d’une trace à...
le 9 nov. 2020
38 j'aime
6
An Elephant Sitting Still est un sacré morceau de cinéma, non seulement pour sa lenteur et sa durée, mais surtout parce qu'il met du temps avant de se révéler. Disons qu'au cours du film j'ai tout...
Par
le 8 janv. 2020
37 j'aime
1
Du même critique
(Si vous souhaitez avoir un œil totalement vierge sur ce film, cette critique est sans doute à éviter) Kubo, par sa technique d'animation nouvelle et son envie affirmée de parcourir des chemins...
le 27 sept. 2016
51 j'aime
10
Chez Quentin Dupieux, on aime se mettre dans la peau d'animaux. C'est que comme dit l'Officer Duke (Mark Burnham) de Wrong Cops dans une révélation enfumée : "Nous sommes tous des esclaves de la...
le 20 juin 2019
48 j'aime
5
Héraclite disait il y a un moment déjà qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Les personnages se baignent, beaucoup, et effectivement jamais dans le même fleuve. Mais ce n'est pas...
le 13 mars 2018
42 j'aime
2