Sans Soleil
Dans ce qui restera l'unique long-métrage de Hu Bo, qui mit fin à ses jours peu de temps après l'avoir achevé, le fond et la forme s'associent pour accoucher d'une œuvre d'une grande force lyrique...
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le 8 janv. 2019
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Même avant le visionnage, il se dégage d’An Elephant Sitting Still une aura presque mystique. Comme on l’apprend en se renseignant sur cette œuvre au titre étrange, ce film Chinois de 3h50 restera à jamais le premier et le dernier long-métrage de Hu Bo, son réalisateur de 29 ans qui s’est donné la mort quelque temps après le tournage. Dans ce contexte tragique, An Elephant Sitting Still transcende malgré lui le cadre de son support pour devenir le chant du cygne de son auteur. Inévitablement naît chez le cinéphile une certaine curiosité, probablement un peu morbide, pour cet évènement qui sera donc unique (fait extrêmement rare au cinéma). Même plus qu’une simple curiosité de spectateur, on a en fait presque la sensation d’avoir le devoir d’être le « témoin » d’un homme qui a probablement donné à son film toute l’étincelle de vie qui lui restait. Dans tous les cas, à moins de ne pas connaitre l’histoire qui se cache derrière, il est impossible d’aborder cette œuvre en toute neutralité.
Cette fresque d’une durée intimidante mais nécessaire suit le destin (ou plutôt l’absence de destin) de plusieurs personnages dans une ville industrielle dont le triste et principal point commun est de se faire progressivement broyer par la société et le monde qui les entoure : des jeunes lycéens déchirés par des conflits familiaux et scolaires; un grand-père dont on veut se débarrasser parce que l’appartement dans lequel vit toute la famille devient trop étroit ; un voyou, qui pour tenir bonne figure, doit venger son frère qu’il déteste gravement blessé dans une altercation à l’école… Le peu d’horizon que peuvent apercevoir au début les protagonistes de ce film choral s’embrume de plus en plus. Pour les plus jeunes, le lycée va bientôt être détruit et l’avenir de vendeur à la sauvette ou de délinquant semble presque déjà tout tracé. Le voyou semble condamner à jouer son rôle et, contrairement à ce qu’il semble vouloir faire croire, porte sur ses épaules la culpabilité du suicide du mari de son amante. Le grand-père va quant à lui probablement devoir finir ses jours dans une maison de repos dans laquelle les résidents tournent littéralement en rond dans leur chambre. Plus les secondes défilent et plus la situation des personnages s’enlise dans une spirale que rien ne semble pouvoir arrêter. Ils sont sans cesse enfoncés et rejetés par leur entourage. Tout semble venir leur rappeler en permanence qu’ils ne sont pas à leur place.
Dans une maestria technique impressionnante pour un premier long-métrage, sans cesse en mouvement, la caméra ne quittera quasiment jamais les personnages et finit par les étouffer dans leur solitude. Ils sont totalement isolés par la composition du cadre, la mise au point étant rarement faite sur leurs interlocuteurs et sur l’environnement. Le monde autour est constamment flou. Le film est entièrement composé de longs plans-séquences qui les montrent comme des fantômes délaissés qui errent dans les rues grises de la ville et dans ses bâtiments délabrés.
Malgré quelques moments de flottements inévitables sur la longueur, la réalisation et les mouvements de caméra donnent la sensation d’être bercer avec fluidité pendant les 4 heures sans vraiment nous laisser le temps de nous ennuyer. Paradoxalement et en lien avec cette impression de se laisser paisiblement porter, il se dégage de ce film à la fois effectivement une certaine sérénité mais également une violence qui finit par devenir oppressante peu avant le dernier acte. Si la violence graphique est absente, la mort survenant généralement hors champ, il y a cependant une grande violence psychologique et sociale qui s’accumule et qu’on ne sent pas forcément monté au début. Sans prévenir, elle finit soudainement par monter à la gorge. Par cette forme qu’elle prend, à la fois douce et terrassante, l’œuvre de Hu Bo se ressent vraiment comme un lent cri étouffé de désespoir ayant pour seule réponse l’écho qu’il renvoie. Cette interprétation résonne d’ailleurs avec une scène du film, dans laquelle l’un des jeunes protagonistes pousse dans le vide des hurlements contre lui-même et dont le son est à moitié recouvert par le bruit des trains qui passent.
Et pourtant, malgré ce désespoir qui devient presque insoutenable, il persiste une mystérieuse possibilité de salut pour les personnages : l’envie de s’enfuir vers la ville de Manzhouli, où l’on raconte qu’un éléphant de cirque reste assis immobile en permanence. Cet éléphant est-il un mirage au milieu d’un désert ? Peut-être. Le grand-père préviendra les plus jeunes : tout sera pareil là-bas. Rien ne change. Mais cette étrange obsession est la seule chose qui semble maintenir en mouvement ces êtres devenus vides. Et pour probablement la première fois du film, la caméra s’éloigne et laisse respirer ses acteurs.
Dans une scène de voyage nocturne, l’obscurité éclairée par les phares du bus, le cadre les réunit enfin avec d’autres passagers qui se dégourdissent les jambes. Et peu importe maintenant l’issu du périple, Hu Bo laisse espérer dans ce dernier plan que ses personnages ne sont désormais plus seuls.
Une chose est certaine, An Elephant Sitting Still fait partie de ces films dont les images hantent l’esprit pendant longtemps. Et il ne faut pas s’y tromper, malgré son pessimisme et sa dureté, il s’agit d’une expérience lumineuse.
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Créée
le 23 mai 2019
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