Ce qui fascine dans Anatomie d'une chute, c'est la façon dont Justine Triet utilise le genre du film de procès pour livrer un message qui s'en éloigne fondamentalement. A savoir la complexité du langage et de l'écoute dans une famille déchirée, qui a toute la représentation d'un procès où les gens s'écoutent parler pour convaincre le jury. L'ambiguïté formelle du film va alors se construire sur cette quête de vérité et des faits, ou du moins sur son intérêt.


Car s'il y a bien quelque chose qui est impossible à prouver par les faits, ce sont les émotions, la façon dont elles véhiculent, la façon d'aimer aussi. Et c'est sur ce point que la réalisatrice va se concentrer, sur la relation fragilisée d'une mère et de son fils après la mystérieuse mort du père. En mettant en scène d'un calme glacial tout ce qui se déroule (il n'y a par exemple aucun musique extra diégétique), le film va puiser sa force sur ce qu'il contemple , à savoir comment bien communiquer, bien se faire comprendre. Cela se manifeste autant sur un aspect formel (la famille parle en anglais mais ce n'est la langue maternelle d'aucun membre, le père étant français et la mère allemande) que sur le coté dialogues de sourds, qui s'invite volontiers au procès quand l'avocat général tente à tout de prix de faire tomber Sandra comme coupable du meurtre de son mari. Mais aussi sur cette ambiguïté étrange entre son avocat et elle, qui semblent avoir eu une relation dans le passé. Tout dans le film porte sur le langage et sur la manière de mettre des mots sur ce qu'on ressent et ce qu'on essaie de justifier. Et Justine Triet arrive avec brio à ne pas oublier sa mise en scène qui, si elle a un aspect classique, se révèle vraiment inventive dans quelques plans qui font documentaires, des zooms imprévisibles, mais parfois des plans léchés à l'instar de ce long plan travelling du fils qui écoute en alterné les deux avocats, pour accentuer cet effet de ressort qui se contracte sur lui et sur ce qu'il entend.


Le contraste avec ses deux premiers longs métrages est assez flagrant : alors qu'elle s'aventurait sur un rythme décomplexé et une mise en scène qui misait sur un bordel ambiant emprunt d'un ton comique sur des thèmes qui ne le sont pas (à savoir les violences conjugales), depuis Sibyl, la réalisatrice semble vouloir jouer sur ce coté calme et froid. En l'occurrence, dans Anatomie d'une chute, les causes de ce manque de communication sont claires : sur l'incapacité du couple à correctement se répartir les tâches quotidiennes. Et sur cette jalousie obsessive qui peut littéralement détruire la moindre empathie. Le thème du film n'est pas tant les violences conjugales que le point de vue d'un enfant (qui plus est malvoyant) dans une telle situation familiale, et sa manière de l'interpréter. Ce qui va donner au fils l'occasion de réfléchir à ce qu'il s'est passé et de penser bien plus aux causes du dysfonctionnement du couple qu'aux conséquences, ce qui est contraire à l'intérêt de l'avocat général. Le film est rempli de contradictions qui se tabassent entre elle, dans une communication qui trouve son apogée uniquement lorsqu'on souhaite faire dégager ses émotions et sa frustration.


Sandra Hüller y est déchirante dans ce personnage complexe, qui ne parvient à joindre les bouts car elle a du mal à les comprendre, et le gamin l'est tout autant dans sa lucidité qui peut paraitre parfois fausse, mais construit un personnage lui aussi tout en nuance. Anatomie d'une chute est un film qui relève d'une complexité dans le langage au sein d'un couple, d'une famille, mais aussi au sein d'un procès, et sur comment on peut tenter de raconter ce qu'on a pu ressentir. C'est un film puissant qui a des dizaines de lignes de compréhension. Et le film a l'élégance de ne jamais tomber dans le pataud ni dans le pur manichéisme. Même la fin sonne comme un goût d'inachevé car tout reste à reconstruire. Et c'est là que le film sonne aussi très juste. La communication par le langage, plus que les gestes qui en disent déjà beaucoup, doit reprendre.

Guimzee
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le 18 août 2023

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