Perdre au jeu
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Au départ, il y a un fait. Une chute mortelle d’un homme du 3ème étage de sa maison. Ce fait est lacunaire, et pour l’élucider, le spectateur est invité à adopter le point de vue de sa qualification judiciaire : y a-t-il eu intervention d’un tiers dans la chute, pour reprendre les mots du médecin légiste ? Etant donné que rien ne documente précisément ce fait pourtant simple, l’investigation s’enroulera autour en considérant tous les facteurs possibles susceptibles d’alimenter une interprétation : psychologiques, moraux, physiques, factuels … Evidemment rien de tout ça n’est nouveau pour une affaire de justice, mais la précision et la minutie de l’écriture du film nous le rend encore plus perceptible dans ce que ça a d’étrange et de vertigineux.
En retranchant volontairement cette image manquante, ou ce fait manquant, Justine Triet tente de nous faire voir la suite de faits exposés durant l’affaire, qui tournent essentiellement autour de ce couple, non pas pour ce qu’ils seraient, mais pour tous ce qu’ils pourraient être : étant donné qu’on n’a pas le fin mot de l’affaire, chaque fait présenté peut être interprété de manière multiple, sans qu’il soit considéré par le prisme d’une culpabilité établie. D’ailleurs, le film ne nous fait appréhender les faits qu’à travers une somme de points de vue : une reconstitution, des témoignages, les jugements moraux des avocats, un enregistrement audio … même la caméra est interrompue à quelques occasions par un point de vue extérieur : caméra en bureau d’interrogatoire, écran de télévision, quelques secondes en caméra subjective … C’est de cette subtile alchimie d’écriture que vient la tension et le harponnage des spectateurs qui, scrutant la moindre nouvelle information sur l’écran, finissent par regarder vraiment les scènes, dans leur dualité et leur ambiguïté, et se faire leur propre interprétation de ce portrait de couple, bien au-delà de la simple recherche de la culpabilité.
Il faut aussi dire que cette tension et cette maitrise sont plutôt bien servis par les acteurs, de l’agressivité ridicule de Reinartz à la gaucherie de Swann Arlaud, l’opacité de Sandra Huller et la morgue nasale insupportable (d’après moi) de la juge. Il y a certes aussi l’enfant, mais la place qu’il a dans le dispositif relève un peu de la facilité : dans cette multiplicité de points de vue et d’interprétations, l’œil vierge de tout préjugement, bien que malvoyant, de l’enfant. A moins que j’aie mal compris, mais en tout cas ses deux monologues auxquels on a droit ne sont pas vraiment les meilleures scènes du film. Celles-ci sont probablement les scènes de procès, dont la représentation allie maitrise et singularité. Une forte intensité vient de la mise en scène classiquement rivée à la dramaturgie avec une grande rigueur, mais le tribunal est également restitué dans sa drôlerie et sa puérilité, ce qui déjà rend le film largement supérieur aux habituels films de procès, dont on a eu récemment quelques exemples navrants avec lesquels il suffit de comparer Anatomie d’une chute pour se rendre compte de sa qualité.
On est donc certes en apparence loin du chaos réussi de La bataille de Solférino, qui a doucement cheminé vers le classicisme à la Otto Preminger de cet opus, après quelques ratages intermédiaires. Mais la vitalité qu’on connaissait au cinéma de Triet est bien là, canalisée en infusant un genre classique, pour atteindre ce bel équilibre entre chaos et harmonie auquel aspirent tant d’artistes.
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Créée
le 28 août 2023
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