So, may we start?
Dans la liste des grands clichés de critique de cinéma, un de mes favoris, c’est « un film qui ne laissera personne indifférent ». C’est d’une vacuité assez terrifiante, mais parfois c’est vrai, et c’est le cas ici. Ce qu’on peut dire, en bien, de Leos Carax, c’est qu’il a toujours fait ce qu’il voulait, et Annette confirme un tel constat, tant dans la radicalité de sa mise en scène que dans le caractère éminemment épineux et casse-gueule de son propos. L’impératif du film n’est pas qu’on adhère, mais qu’on admire – pas de se faire aimer, mais d’aveugler de son intensité.
Ce qui ne m’empêche pas de penser que c’est un film fantastique. Peut-être pas le meilleur de son auteur, certes. Pas aussi profond dans la réflexion que Holy Motors ; pas aussi émouvant que Les Amants du Pont-Neuf. D’où, avant mon interprétation personnelle du film, un besoin d’aller au-devant des deux critiques principales qu’il va probablement recevoir.
La première – et probablement la plus juste – relève de ce qui concerne le propos du film. Pas de spoilers ici (ils viendront plus tard et avec un avertissement, dontcha worry), mais suffit de dire que la matière que Carax traite est pétrie des dernières polémiques du monde du show-biz, entre Adam Driver qui semble caler sa (magistrale – peut-être son meilleur rôle) composition sur un Louis CK ou un Ricky Gervais, et quelques scènes qui ont définitivement été nourries des éternels débats sur l’idée de cancel culture. Et on peut légitimement trouver qu’amener tout ça dans un opéra grandiose et coloré n’est pas du meilleur goût. Soit. En revanche, limiter le film à une telle lecture, une simple représentation de l’actualité (ou pire, le blâmer pour ne pas représenter de façon adéquate une actualité qui n’est aucunement l’intention première du film) me paraît être une faute d’interprétation. Pas qu’Annette soit immunisé à une critique féministe, au demeurant. Si la très belle fin offre certainement des lectures progressistes, on ne peut pas nier qu’il y a chez Carax une espèce de dimorphisme sexuel dans l’écriture des personnages, un essentialisme des genres – les femmes célestes et muses qui entraînent des hommes un peu monstrueux dans une folle spirale (Driver étant un parfait remplacement pour la créature habituelle de l’ami Leos, Denis Lavant), c’est un beau sujet, mais on peut effectivement admettre que depuis Les Amants du Pont-Neuf, qui a quand même trente ans, il n’y a pas eu une grande évolution sur ces sujets-là. Le traitement de Marion Cotillard s’inscrit absolument dans cette veine, et il y a à regretter que ce qui est probablement sa meilleure performance d’actrice de ces dernières années finisse par être assez secondaire au cœur du récit.
La seconde, qui a notamment été soulevée par Le Figaro (oh, quelle surprise …), c’est plutôt une critique esthétique. L’idée que le film, derrière un emballage visuel et sonore extrêmement travaillé, flashy et acidulé, n’ait en réalité pas grand’chose à raconter, et ne soit en somme qu’une colossale ode à la vanité de son réalisateur.
L’objection évidente, c’est déjà que la forme et le fond, à plus forte raison pour un auteur comme Carax, ne sont pas exactement séparables. On ne peut pas parler du propos qu’a Holy Motors sur le cinéma, par exemple, sans évoquer ses audaces visuelles, ses choix de structures – le commentaire EST la nature fracturée, fractale du récit, ses ruptures de ton. De même ici : si le scénario peut se permettre d’être simple, c’est parce que la mise en scène est d’une richesse proprement hallucinante. Même si on abhorre Carax, on ne peut pas lui enlever que c’est un des plus grands stylistes visuels en activité : chaque décor, chaque transition est un travail d’orfèvre. Et un travail d’orfèvre qui raconte quelque chose – il suffit de quelques minutes de travelling circulaire autour du personnage de Simon Helberg pour tout comprendre sur lui. On pourrait légitimement couper le son et suivre tout le déroulé de l’intrigue simplement grâce à la couleur des images (Driver oscillant entre le vert et le rouge selon son état d’esprit, Cotillard figée dans un halo bleu) et à la récurrence de certains symboles visuels, la figure du singe en tête.
Deuxièmement, l’épure et la simplicité des personnages est quelque chose de pleinement revendiqué par la narration. Qui quelquefois, oui, en souffre – cf. les remarques sur Cotillard déjà faites plus haut. Mais les références du film sont étalées assez clairement. A l’oreille, on est peut-être dans le registre de la comédie musicale, mais le récit du film tient plus de l’opéra, avec une petite dose de tragédie classique (chœur grec, chœur de gospel, même combat) – ce n’est pas vraiment surprenant que la partition de Sparks semble aussi influencée par les travaux de Steven Sondheim période Sweeney Todd, qui recherchait des effets assez semblables. Les personnages peuvent avoir de la nuance – c’est le cas de Driver -, mais elle n’est pas l’objectif premier : la puissance de la symbolique, de l’iconographie, la capacité à occuper une scène et faire vivre une partition, sont des objectifs autrement privilégiés. Ce n’est pas comme si c’était quelque chose de nouveau chez Carax, qui a toujours cherché cette sorte d’ivresse transmédia au cœur même du cinéma : sa collaboration avec Lavant se reposant après tout en partie sur l’expérience circassienne de l’acteur français, sa capacité à faire du spectacle vivant à partir de la pellicule.
Enfin, la meilleure façon de réfuter un procès en superficialité, c’est encore de parler du propos du film. On essayera de limiter les spoilers, mais ne vous aventurez peut-être pas trop en-bas si vous êtes divulgâchophobes.
Une influence qui n’a pas été évoquée par la presse, en tout cas celle que j’ai lue, c’est celle de Holy Motors, le précédent film de Carax. Plus qu’un ancêtre stylistique, il y a matière à interpréter les deux films comme un véritable dyptique – ils partagent, après tout, plus qu’un peu d’ADN. La proéminence de la couleur verte, et même la police des titres d’Annette, trouvent leur origine chez son grand frère. La dernière apparition de Lavant dans Motors et la première de Driver dans Annette sont toutes les deux placées sous le motif du singe. Et bien sûr, dans une séquence de rêve ou d’hallucination (peut-être ? c’est ambigu ?), Cotillard mentionne le nom de Mr. Oscar, celui-là même qu’incarnait Lavant.
Un dyptique, donc. Sur le cinéma, évidemment, parce que c’était bien là le propos de Holy Motors ; et l’erreur qui va être à mon sens le plus commise quand il s’agira de démêler la trame d’Annette, ce sera d’y voir une métaphore sur la paternité exprimée à travers l’art, au lieu d’une métaphore sur l’art exprimée à travers la paternité. Il est vrai que Carax invite à la fausse piste, s’invitant avec sa fille au début des deux œuvres, sur lesquels plane lourdement la mort de sa femme en 2011. Motors était un film qui s’intéressait, d’une manière certes hautement expressionniste, à la structure du cinéma, au processus du jeu (du je ?) de l’acteur ; Annette, en complément, s’intéresse davantage à l’intention, au désir de créer. Annette n’est pas juste une fillette, elle est le cinéma, avec un grand C. Le nom de la personne est le nom du film, et ce n’est pas juste une coquetterie, c’est tout le sujet – elle est d’ailleurs, pendant la grande majorité dudit film, une pure créature de cinéma, réalisée entièrement en trucage, le produit artificiel des intentions contradictoires de ses deux artistes de parents.
Toute la question est de savoir ce qu’on lit dans ces parents. Il y a une myriade d’interprétations possibles. Sociale : avec Cotillard cherchant à recréer son image impeccable de vierge immaculée et sacrificielle à travers la fiction d’une fille ; et Driver en auteur démiurge qui ne supporte pas de ne pas avoir le contrôle, et ne voit pas, jusqu’au dernier moment, la réalité très humaine inhérente à l’art cinématographique. Géographique : Cotillard la sophistication de l’art du vieux continent, le criard Driver une métaphore d’un Hollywood conquérant voué au monopole. Générique : Cotillard l’art classique, respectable, complétée mais menacée par la gueule de Driver, qui pourrait représenter le cinéma de genre, l’expérimental sombre et attrayant, mais aussi violent et exploiteur.
Bien entendu, et c’est là que la métaphore familiale trouve sa pertinence, le cinéma finit par échapper à ses créateurs. Et au public, d’ailleurs, qui hante le récit de façon récurrente, une espèce de foule cannibale et sinistre qui ne cesse de consommer plus d’histoires. Et la petite Annette vogue de ses propres ailes, comme un constat du fait que, indépendamment de toutes les vicissitudes, qu’elles viennent de notre sale époque ou soient inhérentes à son mode de production, le cinéma conserve toujours une capacité pour la sublime, la possibilité de tout transcender. Je m’en voudrais de piquer ma conclusion à quelqu’un d’autre, fusse-t-il un aussi excellent YouTuber que François Theurel, mais force est de constater que sa petite phrase sur « ce que j’attends d’un film, c’est qu’il me fasse fermer ma gueule » résume assez bien, me semble-t-il, ce que Carax a voulu dire. L’art persiste, malgré tout : comme un fantôme, comme une ligne de musique qu’on ne peut pas se sortir de la tête, comme un amour, comme un traumatisme. Inexplicable, prétentieux, et fier.
En tout cas, c'est sûr, il ne laissera personne indifférent.
We've fashioned a world, a world built just for you
A tale of songs and fury with no taboo
We'll sing and die for you, yes, in minor keys
And if you want us to kill too, we may agree ...
So - may we start?