Anora
7.2
Anora

Film de Sean Baker (2024)

En guise de château, les néons criards d’un club de strip-tease de Brighton Beach, le quartier russe de New York. Comme prince charmant, un fils d’oligarque moscovite pressé de troquer ses gazo-dollars contre de la chair fraîche. Et, dans le rôle-titre de la princesse, Anora, escort-girl de luxe, qui alterne indifféremment les séances d’effeuillage et le sexe tarifé. Pour son huitième long métrage, Sean Baker épouse la forme du conte de fées pour mieux lui remettre les pendules à l’heure, déviante, du capitalisme sauvage américain.


La proposition a valu au cinéaste new-yorkais, habitué du Festival de Cannes, sa première Palme d’or, en mai dernier, remise par son homologue Greta Gerwig. Un prix mérité pour ce Pretty Woman version rageuse, trash, excessive, interlope. Anora, ou plutôt « Ani » (Mikey Madison), rencontre son jules lors d’une passe.


Ivan (Mark Eydelshteyn), à peine sorti de l’enfance mais déjà branché à tous les excès que sa richesse lui autorise (drogues, sexe et soirées tapageuses), en a tant pour son argent qu’il propose à la belle de devenir son escort exclusive. Un contrat est signé, mais bientôt leur relation devient romantique.


Amour sincère ? Anora se maintient avec agilité dans ces eaux troubles, où le désir capitaliste du billet vert se confond avec le sentiment amoureux. On ne saura jamais vraiment si l’héroïne achète le coup de foudre par opportunisme ou par idéalisme, si le mythe de l’amour instantané rivalise avec celui de l’accession à la richesse, et c’est dans cette frontière constamment transgressée que le récit puise son énergie tragicomique.

Car, à l’ivresse du consumérisme et au delirium des corps entrelacés succèdent la gueule de bois, la descente. À Las Vegas, Anora et Ivan se marient. Leur relation devient publique, la famille du jeune milliardaire est mise au courant. L’héritier de l’empire ne peut décemment épouser une prostituée.


Des hommes de main sont dépêchés pour briser cette union qui jette l’opprobre sur l’entreprise dynastique. On pense à Martin Scorsese, à son art du « rise and fall » (l’ascension puis la chute), parabole féroce de la société américaine. Sean Baker est lui aussi un arpenteur impitoyable de l’envers désenchanté du rêve américain.


The Florida Project, le premier film à l’avoir fait connaître en France (ses quatre premiers longs métrages, inédits jusqu’ici, bénéficient d’une sortie exceptionnelle en même temps qu’Anora), posait déjà sa caméra dans la périphérie de Disney World, en Floride, là où les familles pauvres, entassées dans des motels, ne peuvent admirer que de loin ce petit « paradis » du divertissement mondialisé.

De Tangerine à Red Rocket, Sean Baker se tient du côté des dominés et préfère au faste mafieux l’univers tabou des travailleurs et travailleuses du sexe, incarnations du corps-marchandise, auxquels le cinéaste avait dédié sa palme.


Le réalisateur nous épargne tout regard moralisateur et misérabiliste. En témoigne le soin appliqué dans l’écriture du personnage d’Ani, spécialement imaginé pour son interprète Mikey Madison. L’actrice californienne de 25 ans, révélée en apôtre de Charles Manson chez Quentin Tarantino (Once Upon a Time in Hollywood), est le moteur survolté d’un film résolument drôle, malgré la cruauté du récit.


Au bord de l’hystérie, son personnage crève l’écran lors d’une scène d’anthologie dans un penthouse, alors que déboulent les sbires arméniens du père oligarque, un peu gauches et menés par un improbable prêtre orthodoxe, et que son mari, courageux comme un rat, prend la poudre d’escampette.

Une séquence où les dialogues se chevauchent dans un élan flamboyant, avec des saillies de losers magnifiques que ne renieraient pas les frères Coen. D’abord victime du mépris social de ses adversaires (escort de luxe, elle n’en reste pas moins une prolétaire du sexe, c’est-à-dire à peu près rien, pour l’aristocratie capitaliste), Anora redevient lors de ce moment pivot la puissance agissante, traqueuse d’époux démissionnaire, cheffe de gang temporaire – mention spéciale au second couteau interprété par Youri Borissov, en homme de main taiseux, d’où surgit souvent une poésie folle.


C’est, sans trop en dévoiler, avec ce personnage qu’Anora termine son odyssée désenchantée de l’Amérique. Elle, la prostituée, lui, la petite frappe. Deux corps à louer, qui se reconnaissent comme tels et esquissent, dans le cocon d’une voiture battue par la neige, la possibilité d’une émancipation commune.

Cyprien_Caddeo
9
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleures Palmes d'or et Top Films 2024, le Cinéma médaillé d'or

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le 1 nov. 2024

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Cyprien Caddeo

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