Quand un film donne la banane

D’après passeportsante.net, la durée moyenne d’un orgasme masculin est de 10 secondes. Néanmoins, si vous regardez Anora, vous aurez un orgasme de 2 heures et 18 minutes. Je trouve ça très intéressant qu’un film érotique obtienne la Palme d’or, ça montre bien que beaucoup de réalisateurs de films à caractère sexuellement explicite ne font aucun effort, et qu’on peut réaliser un chef d’oeuvre, même avec un film où les personnages baisent tout le temps.

Décidément, je trouve que le choix de la Palme d’Or est souvent judicieux. Il semblerait (en plus d’enjeux politiques) que le jury de Cannes soit beaucoup mieux pensé que celui des Golden Globe par exemple, ou même des Oscar. Pulp Fiction (palme d’or 1994), Sans filtre (palme 2022) ou Taxi Driver (palme 1976) comptent parmi mes films préférés.

Anora est un film génial à plein d’égards:

- tous les acteurs sont bons, mais je crois surtout qu’on assiste à la naissance d’une grande actrice: Mikey Madison, qui interprète Ani, une travailleuse du sexe au caractère bien trempé. Quelle merveille de performance entre sensualité (est-ce qu’on n’a pas vu certaines des meilleures scènes de sexe de l’histoire du cinéma? Quelle beauté se dégage de ces scènes de nu), humour, rage, ironie, tristesse et joie de vivre.

- la mise en scène est très simple mais elle fonctionne bien: les gros plans sur le visage d’Ani, ses yeux, le plan de drone qui part d’Ani et Ivan (Mark Eydelshteyn), alors qu’ils viennent de se marier, pour nous montrer l’ampleur de leur villa, mini plan séquence dans une boite etc. Sinon le reste est très classique mais ça convient très bien au film.

- le fait de faire un film centré sur une prolétaire/ex-prolétaire travailleuse du sexe est un geste profondément politique, à l’heure où celles-ci se font expulser de Paris pour les JO 2024 parce qu’apparemment dans l’esprit du gouvernement ce sont des Untermensch. C’est toujours intéressant en plus de montrer ce contraste fascinant chez une escorte, que la société considère à la fois comme la honte absolue (elle vend ce qu’elle a de plus intime, son corps) et en même temps d’observer tout le pouvoir de domination qu’elle peut avoir sur un homme, en l’occurence un millionnaire (milliardaire?). Tandis que moi je dois travailler 7-8 mois en faisant 39h/semaine pour gagner 10 000 euros dont la majeure partie va disparaitre dans le loyer, l’électricité, les transports etc, Ani, elle, peut les avoir en une nuit. Certains considèreront que c’est une femme aux moeurs atroces, dans le même temps être escorte est un moyen d’ascension sociale mille fois plus efficace que par exemple aller à la fac.

- l’air de rien, Sean Baker, le réalisateur, arrive à insérer très habilement des scènes pour dénoncer le fait que les strip-teaseuses du Headquarter n’ont pas d’assurance, n’ont pas de vraie pause repas, etc bref elles ont des mauvaises conditions de travail

- Dès les 1ères scènes, on voit la critique du patriarcat et du vice des hommes: une danseuse raconte, hilare, à Ani: « Il m’a payé 5 danses parce qu’il m’a dit que je lui rappelais sa fille de 18 ans ». « Au moins il te les a payées » répond Ani.

- on a une vraie satire anticapitaliste quand on voit la famille riche ultra-riche, « une famille de tarés » comme la qualifiera justement Ani. Quand on est très riche, on peut annuler un mariage en 2 minutes, on peut voler une voiture à l’agent de la fourrière, faire de fausses déclarations devant un tribunal, agresser une jeune fille, et ne même pas avoir à s’excuser. Ça montre bien la cruauté de la bourgeoisie. Après Sans filtre en 2022, Moi, Daniel Blake en 2016 et Parasite en 2019 ça fait 4 Palmes d’or anticapitalistes en 8 ans, ce qui n’est pas pour me déplaire.

Je mets 8,5 et pas 9 parce que ça a un tout petit peu moins de poésie qu’un film quasi-parfait comme Mullholland Drive mais ça reste un chef d’oeuvre. Ma plus grosse claque au cinéma depuis Mullholland Drive justement (vu au cinéma en 2021).

Tout ça pour un budget de seulement 6 millions de dollars (6 millions!!). A titre de comparaison, OSS 117: Le Caire nid d’espions (2006) de Michel Hazanavicius a coûté 15,2 millions de dollars… Ce qui est fou surtout c’est que, Anora c’est un film certes avec sûrement peu d’effets spéciaux, mais ça bouge tout le temps. Ça coûte cher de recréer un accident en plein New-York, de changer pas mal de lieu de tournage, d’avoir des scènes dans une villa luxueuse, d’avoir des scènes en avion, un plan de drone éventuellement etc. Si je pense à une autre romance très dynamique comme ça, Licorice pizza (2021) de Paul Thomas Anderson avait un budget de 40 millions de dollars… Anora et Sans filtre sont des Palmes d’Or sous-côtées.

Autre point génial que j’avais pas trop saisi et qui a été souligné par Bégaudeau dans cet épisode de « La gêne occasionnée »: https://podcasts.apple.com/fr/podcast/la-g%C3%AAne-occasionn%C3%A9e/id1482640266?i=1000677981233

malgré la gentillesse d’Igor, Ani n’est pas très intéressée par lui puisqu’envisager une relation avec lui la ramène à son statut de prolétaire dont elle essaie désespérément de s’extraire.