Elle s’appelle Anora, mais préfère qu’on l’appelle Ani. C’est une jeune strip-teaseuse de Brooklyn, maline et énergique, grande gueule et corps qui fait tourner la tête de ces messieurs. En particulier celle d’Ivan, fils d’un oligarque russe qu’on dirait à peine sorti des jupons de sa mère (qu’il a sévère, découvrira-t-on plus tard). Entre la belle et le freluquet, c’est d’abord une histoire d’argent (elle se fait payer pour passer quelques nuits avec lui, puis après une semaine entière). Ensuite ça devient plus sérieux, ils s’entichent, ils s’attachent. Finalement il la demande en mariage, elle n’y croit pas, elle rit, elle dit oui (une vie meilleure avec un mari fou de vous et une villa de luxe, ça ne se refuse pas), et les voilà qui s’unissent fissa à Las Vegas.
Sauf que les parents d’Ivan apprennent la chose et ça, ce mariage à la va-vite avec une travailleuse du sexe, ça ne leur plaît pas du tout. Papa et maman demandent donc à quelques hommes de mains, en réalité une bande de bras cassés impayable, d’annuler les noces rebelles. L’amour brinquebalant entre Anora (Mikey Madison, creveuse d’écran) et Ivan résistera-t-il à l’autorité parentale, à ses injonctions définitives ? Et si l’amour, finalement, se trouvait là où ne l’attend pas ? Sean Baker revisite avec brio Cendrillon et Pretty woman (pour schématiser, et puisque ces références, inévitables, ont été citées un peu partout par à peu près tout le monde) tout en continuant de porter un regard tendre et amusé sur une Amérique à la marge, de travers.
La pseudo comédie romantique du premier tiers va progressivement se transformer en une sorte de comédie noire à la Coen (voir la longue séquence dans la maison, grand moment d’anthologie entre gêne et drôlerie) et à la After hours (la recherche d’Ivan dans la nuit new yorkaise) pour s’achever sur une note plus introspective et plus mélancolique (et une magnifique scène finale). Baker fait se télescoper deux mondes (voire plusieurs) dans un joyeux bordel associant conte de fées qui part en sucette et chronique sociale jamais lourdingue, jamais donneuse de leçons. C’est d’ailleurs là l’une des forces du film : celle de jouer avec les genres, les situations et les tonalités pour, en permanence, créer de l’imprévu.
Et puis la galerie de personnages mise en scène est savoureuse ; pourtant on pourrait à peu près tous les rejeter (ultrariches suffisants, religieux mafieux, génération future en roue libre, exaspérante…), mais Baker sait les rendre constamment attachants (parce qu’il ne les juge pas, y décèle les failles et la tendresse) jusque dans leurs défauts, dans leurs mauvaises manières. Son héroïne surtout est une boule d’énergie et d’obstination même dans l’adversité, même quand on la rabaisse, la renvoie sans cesse à sa plus simple condition (une prostituée). Et sa pugnacité face aux sbires des parents (puis aux parents) d’Ivan provoque très souvent hilarité et plaisir narratif. Anora, c’est une Alice perdue dans une époque bercée de superficialité et d’illusions. Une Cendrillon Gen Z vivant un rêve américain tarabiscoté dont on se réveillerait, à la fin, dans une voiture sous la neige qui, soudain, s’est mise à tomber.
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