A la lecture des critiques déjà parues sur Anora, je me rends compte que je n'aurais guère d'éléments substantiels à apporter à travers ma propre prose. Anora est un conte de fée qui tourne au vinaigre, le récit d'une Cendrillon qui se heurterait violemment au mur de ses illusions de princesse et à la violence des incompatibilités sociales. Et un nouveau parpaing balancé par Sean Baker contre le triste dévoiement moral du rêve américain.
Le film commence par une évocation assez tapageuse de l'univers des "dansesuses" qui tentent, contre vents et marées de ne pas être considérées comme des putes, avant de se poursuivre en une comédie grinçante sur l'univers des oligarques dévoyés et plein aux as qui tentent de préserver les apparences de la respectabilité sociale. Au milieu de tout cela, une escort gril qui a cru sortir de sa condition en croyant aux promesses nuptiales d'un ado héritier, milliardaire, désœuvré et flambeur dont l'encéphalogramme est aussi plat que les écrans sur lesquels il s'adonne aux jeux vidéo et dont les qualités d'amant se résument aux clichés les plus grotesques de la mauvaise pornographie. Sean Baker nous livre en creux une critique au vitriol de l'inanité toxique et prédatrice des oligarques, tout en tâchant de redonner une dignité à ceux qui se trouvent en bas de l'échelle. Film social qui déconstruit les mécanismes du mépris de classe, Anora est fidèle au propos qui parcourt toute la filmographie de Sean Baker : l'humanité est à rechercher du côté des bas fonds du rêve américain et de ceux qui n'ont que leur corps comme marchandise.
Anora est un film doté d'indéniables qualités. Le récit est très bien construit, rythmé et l'interprétation vaut le détour. Certaines scènes sont assez jubilatoires. Sean Baker innove par ailleurs en brossant un tableau tragicomique de l'univers des oligarques russes émigrés et de leurs nervis pathétiques. Cependant, Sean Baker semble avoir perdu la spontanéité subversive de ses débuts qui m'avaient émerveillés dans Tangerine et The Forida project. Mais surtout, un film de 2h20 aurait dû donner un peu de place à la profondeur biographique de ses personnages. La formidable Anora est à ce titre une véritable étoile filante : d'où vient-elle ? à quoi rêve-t-elle ? Quel rapport entretient-elle avec la violence et la toxicomanie qui caractérisent le monde des travailleuses du sexe ? Tout cela restera un mystère. Seul Igor, l'homme de main des oligarques, laisse entrevoir quelques détails fugaces de sa trajectoire biographique et acquiert, dès lors, une véritable profondeur psychologique. Pour le reste, les protagonistes demeurent des marionnettes grotesques mises en scène avec talent au seul profit du récit.
En résumé, si Anora est incontestablement l'un des meilleurs films de cette année 2024, je ne suis pas sûr qu'il méritait pour autant une Palme d'or. Mais il est vrai qu'on ne m'a pas demandé mon avis.