Quand Cendrillon rencontre les frères Coen
Anora est jeune, belle et déterminée... Elle sait ce qu'elle veut et comment l'obtenir...
Même si pour cela il faut user de son corps.
D'ailleurs c'est ce qu'elle fait... Elle est stripteaseuse dans un cabaret de Brooklyn et lorsque le client est fortuné, elle n'hésite pas à jouer l'escort girl pour le plus grand bonheur de ses clients...
Seulement voilà... Un rapide passage par la case domicile nous montre le quotidien triste et ennuyeux d'Anora...
Elle rêve certainement d'un prince charmant mais elle est pragmatique... Elle sait que pour le trouver,il faudra plus qu'un soulier de vair.
Le sort (et ses origines russes) vont mettre sur sa route le fils d'un oligarque russe, un jeune homme inconsistant qui ne cherche qu'à s'amuser en dilapidant l'argent familial au grand dam de ses parents plus préoccupés par le qu'en-dira-t-on provoqué par les frasques du fiston turbulent que par un véritable amour filiale...
Anora, pas vraiment amoureuse, mais franchement consciente de l'opportunité de quitter sa condition sociale, accepte de l'épouser à Las Vegas lorsque celui-ci le lui propose... La famille de Vanya, apprenant la nouvelle, dépêche à la villa familiale où vivent les nouveaux mariés deux hommes de main afin d'annuler le mariage... Vanya, du haut de sa lâcheté et de son inconsistance, va s'enfuir laissant Ani seule avec les envoyés menaçants .
A partir de là, plus rien ne va se dérouler comme prévu...
Si la première partie du film paraît assez conventionnelle, montrant le quotidien d'Ani et sa rencontre avec Vanya de manière assez banale, la seconde partie est un bijou de construction narrative ainsi qu'une comédie brillante et enlevée ...
Anora est finalement une relecture du conte de Cendrillon avec les ingrédients actuels: sexe, drogue et Rock n' Roll ...
"Pretty woman" a perdu sa naïveté mais pas sa détermination... Elle ne cherche pas forcément l'amour mais plutôt comment s'en sortir...
Et du courage il va lui en falloir pour affronter la folle nuit qui l'attend ... Mais revenons à cette première partie...
L'intelligence du scénario et donc de Sean Baker est de volontairement endormir le spectateur (on pense à "Voyage au bout de l'enfer" dans l'intentionnalité) pour le laisser groggy par le rythme asséné par la seconde partie.
La scène du saccage de l'appartement, non pas par les hommes de main de l'oligarque russe, mais bien par l'héroïne qui est séquestrée et qui en fait voir de toutes les couleurs à ses faux gros durs.
Et c'est là que le film est très malin... On s'attend à tout sauf aux deux "gorilles" qui débarquent dans la villa de Vanya... L'un, Garnyck, est un idiot douillet surpassé par la vitalité et la combativité d'Anora tandis que l'autre, d'aspect plus bourru et simple d'esprit, tombe visiblement instantanément amoureux d'Ani et fait tout pour ne pas la brutaliser et se montrer compréhensif à son égard. Les deux hommes forment un couple hilarant de maladresse et d'amateurisme... On pense fortement aux deux mafieux demeurés de "Midnight run" de Martin Brest... A Vincent Vega de 'Pulp fiction "... Mais surtout aux frères Coen... Comment ne pas penser aux merveilleux et ridicules criminels qui parcourent les films des frères Coen de "Big Lebowski" avec les nihilistes allemands en passant par les assassins de Fargo ou les bagnards magnifiques de "O'brother!"...
La filiation au cinéma des frères Coen est
Ici évidente: une situation dramatique qui dégénère en comédie brillante... Voire cartoonesque. "Arizona junior" est peut-être la référence la plus évidente pour Sean Baker... Igor, l'amoureux transi et "sequestrateur" d'Ani, est une version russe d'Hi, le bandit idiot qui tombe amoureux de la policière qui le coffre régulièrement... "Arizona junior"était déjà un conte de fées travesti...
La folle nuit d'Ani fait aussi beaucoup penser à"After hours " de Scorcese dans sa construction chaotique... Tout s'enchaîne sans que l'héroïne puisse influer de quelque manière que ce soit sur les évènements qui se déroulent autour d'elle... Mais point de drame... Tout prête à faire sourire ou rire... En apparence...
La fin du film surprenante et très touchante vient replacer le film dans un tout autre contexte...
Ani, Vanya et Igor sont tous les représentants d'une génération perdue ... Une jeunesse qui ne trouve pas ses valeurs morales mais que Sean Baker refuse de juger... En tout cas, pas Anora.
Interprétée magnifiquement par une quasi inconnue Mikey Madison, elle lui apporte une touche d'humanité et d'énergie qui laisse sans voix... Les autres acteurs (tous des inconnus ou presque) sont au diapason...
La scène finale, loin de la comédie, montre bien les errements de cette jeunesse qui ne croit plus dans son avenir mais dans la débrouille qu'elle qu'en soit le prix...
Elle donne également une note d'espoir qui fait finalement du film une bien belle leçon d'humanité et d'humanisme dans un monde perdu dans ses valeurs morales...
Rien que pour cela, "Anora" est un grand film et une Palme d'or plus que méritée...