*Critique de "The Brutalist"*
"Nul n'est plus esclave que celui qui se croit libre sans l'être"...
C'est avec cette citation de Goethe que s'ouvre le troisième film de Brady Corbett.
*L'énigme de l'arrivée*
Pour Laszlo Toth, architecte juif hongrois rescapé de Buchenwald, c'est avec ces mêmes mots écrits par sa femme Erzsebet, dans une lettre que lui remet son cousin Attila à son arrivée à New York au lendemain de la seconde guerre mondiale, qu'il va trouver la force de se battre pour survivre et tenter de vivre son rêve américain.
Séparé d'elle et de sa nièce, Zsofia, seules rescapées familiales de la shoah, Laszlo n'aura de cesse de les faire venir près de lui. Son amour pour Erzsebet, marquée durablement dans sa chair par l'internement à Dachau, est immense... Tout comme son talent d'architecte, formé au Bauhaus et au style brutaliste...
Comme un signe du destin et dans le tumulte de son arrivée sur Ellis Island, Laszlo aperçoit la statue de la Liberté de façon erratique... Non pas verticalement..
Mais horizontalement, à l'envers, de dos... Jamais sous son aspect "carte postale" telle que l'on s'attend à la voir quand on a parcouru tant de chemin...
On pense, irrémédiablement au "Parrain 2" et à l'arrivée du petit Vito Corleone aux Etats Unis, qui , lui, voit cette statue depuis sa chambre de quarantaine.
On comprend déjà que ce rêve américain qu'il va tenter de vivre n'en sera pas un...
L'accueil de son cousin, Attila, montre également les concessions qu'il faut faire pour s'intégrer en Amérique...
Attila, s'interrogeant sur son identité juive, a changé son nom en Miller, et l'attitude de sa femme, une catholique, montre tout l'inconfort que ressent un immigré face à une hospitalité qui tient plus de la charité que de la bienveillance...
L'Amérique triomphante de ces années 40 n'est pas un modèle de tolérance contrairement aux idées reçues...
Logé de manière plus que précaire, Laszlo attend son heure.
Il va également se lier d'amitié avec Gordon, un Afro américain, compagnon d'infortune avec qui il va découvrir les paradis artificiels de l'héroïne...
Le destin va rapidement mettre sur son chemin Harry Lee Van Buren, fils d'un riche industriel qui lui demande, en guise de surprise pour l'anniversaire de son père, Harrison, de rénover la bibliothèque du domaine familial .
Laszlo va y mettre tout son talent et sa vision brutaliste de l'art.
*Brutalisme et brutalité*
Car, et c'est l'une des forces du film, tout réside dans l'ambivalence.
A commencer par le titre...
A quoi fait finalement référence le titre?
Au mouvement architectural représenté par Laszlo Toth ou au personnage d'Harrison Van Buren? Dont le premier contact avec le jeune architecte brillant sera extrêmement violent et laissera entrevoir un magnat tonitruant de colère et de racisme.
La réponse nous allons la découvrir tout au long du film
Clairement construit comme un diptyque avec un prologue et un épilogue, on suit le parcours certes semé d'embûches du jeune hongrois mais surtout guidé par une résilience extraordinaire et sa vision de l'art et intrinsèquement du monde.
Véritable paradigme, le film est aussi une métaphore de la lutte intérieure que tout artiste se doit d'affronter... Au risque d'y croiser ses démons intérieurs... La dépendance à l'héroïne par exemple...
Cependant, Brady Corbet refuse de juger les errements de son protagoniste... Égocentrique voire égotique mais profondément humain et déterminé...
*L'artiste, son ange et son démon*
A ce titre, Adrien Brody donne à son personnage une profondeur et une humanité remarquables. Prolongement du rôle de Wladyslaw Szpilman dans "le pianiste", il livre une performance stupéfiante et montre qu'il est bien un très grand acteur...
Felicity Jones, elle, est une Erzsebet pétrie d'une fragilité apparente qui finalement n'est rien d'autre qu'une foi et un amour indéfectible pour Laszlo. C'est une femme bien plus forte qu'elle n'en donne l'air.
Et que dire de Guy Pearce ? Il joue un Harrison Van Buren, mécène faussement amical et rapidement double et inquiétant...
Ses illusions de grandeur masquent une schizophrénie malsaine qui se révèle lors de cette scène cathartique dans les mines de Carrare en Italie...
Pour lui, tout est un bien dont il peut jouir quand il le désire...
Son domaine, sa mégalomanie et cet institut Van Buren qu'il commandite à l'architecte hongrois font aussi furieusement penser à Charles Foster Kane dans "Citizen Kane" d'Orson Welles et à son Xanadu.
Mais ici pas de Rosebud ... Le traumatisme est bien plus inavouable...
Pour raconter son histoire, Brady Corbett n'hésite pas à filmer en Vistavision, procédé qui n'est plus utilisé depuis les années 60 mais qui donne au film cet aspect "Extra large".
Pour le réalisateur, c'est également un moyen de célébrer l'architecture tout en soutenant l'histoire...
Une petite histoire qui se reflète dans la grande histoire, celle avec un grand H.
*Le cauchemar américain*
Ancré dans un réalisme absolu qui va jusqu'à nous faire demander si, finalement, ce Laszlo Toth n'aurait pas réellement existé, le scénario original nous plonge, avec une maestria et une fluidité inouïes dans une histoire qui couvre plus de trente ans de la vie des protagonistes mais à travers elle, trente ans d'histoire sociologique des États Unis...
Un peu à la manière de Michael Cimino avec "Les portes du Paradis", Brady Corbet
souhaite raconter la sale Histoire américaine. Celle où le racisme l'antisémitisme sont des composantes de l'état d'esprit de cette Amérique triomphante.
La remarque humiliante d'Harrison Van Buren lors d'un dîner sur l'accent de Laszlo devant un parterre d'invités qui s'apparentent plus à une secte qu'à des convives, en est une démonstration criante. Tout comme le "Nous vous tolérons" lancé avec mépris par Harry Lee en parlant des migrants.
C'est la vision d'une société qui peine, voire qui n'arrive pas à changer...
Œuvre bien plus politique qu'il n'y paraît, le film trouve bien des similitudes avec l'Amérique trumpienne décomplexée où l'on n'hésite plus à travestir ou gommer la réalité quand celle-ci ne convient pas.
*L'art et la rédemption*.
Dans ce contexte bien sombre, l'Art représente le salut...
Comme dans le "Megalopolis" de Coppola, le personnage central est un architecte. Il est l'incarnation symbolique de cet Art créateur et salvateur. La plénitude artistique ne peut être atteinte sans chercher en soi puis dans son passé : l'introspection devient alors retrospection.
Pour Laszlo Toth, ce n'est pas un hasard si ce viol qu'il subit dans cette carrière de Carrare en Italie préfigure l'aboutissement de l'œuvre de sa vie.
L'institut Van Buren sera un exorcisme de ce passé et de ce qu'il n'arrive pas à oublier et qui constitue une cicatrice indélébile: sa déportation et surtout, sa trop longue séparation avec Erzsebet.
Ce qui les a autrefois séparé va désormais à travers cette œuvre d'art les unir: une fusion architecturale et symbolique des camps de Buchenwald et de Dachau ...
Laszlo va peut-être pouvoir faire la paix avec son passé.
Fresque monumentale sur l'immigration à un moment où l'administration Trump tend à la criminaliser, "The Brutalist" est l'envers de la médaille montrée il y a plus de soixante ans par Elia Kazan dans "América, América"...
Si le jeune immigré anatolien du film de Kazan, apporte avec lui tous les espoirs d'une vie meilleure, Laszlo Toth incarne ses désillusions.
Le salut ne vient qu'à travers l'Art, unique trace que l'on lègue aux générations futures...
Comme le montre l'épilogue à Venise...
Laszlo Toth ,architecte démiurge l'a bien compris...
"Quoique vous rêviez d'entreprendre commencez le... l'audace a du génie, du pouvoir et de la magie"...
Goethe