Huitième long-métrage de Sean Baker, Anora fait suite au très bon Red Rocket, sorti en 2021, mais surtout à l'excellent The Florida Project, drame social absolument bouleversant, sorti en 2017. Le cinéaste américain continue ici sa représentation des populations américaines laissées-pour-compte, et plus particulièrement des travailleuses du sexe, à l'instar de son Tangerine (qui m'avait pour le coup complètement laissé de marbre). Vainqueur de la Palme d'Or à Cannes, casting séduisant, pitch intriguant, signé de la main d'un des réalisateurs américains que j'affectionne le plus. Tous les ingrédients étaient réunis pour que ce Anora devienne l'un de mes gros coups de cœur de l'année. Qu'en est-il ? Verdict.
Le long-métrage s'ouvre sur une première heure particulièrement clinquante, chose inédite au sein de la carrière de Sean Baker. Le cinéaste nous plonge dans un club de strip-tease à Brooklyn, rempli à l'excès d'une débauche sulfureuse. À travers l'omniprésence de néons et de jeux de lumières (mais aussi de choix musicaux un brin ringard, oops), l'œuvre souhaite dégouliner par tous les pores d'une opulence démesurée. Et même si tout est très joli, et surtout excellement mis en scène, j'avoue avoir été assez hermétique à ce dispositif.
Un univers qui m'a semblé aussi factice que la relation qui se nouait entre notre duo principal. Difficile notamment de s'attacher au personnage de Mark Eydelshteyn, immédiatement biaisé par son image de petit con, riche, pourri gâté, et vivant dans l'abondance colossale offerte par sa famille. Le film tourne en boucle ce dispositif d'exubérance financière, notamment à travers un montage frénétique. Alors oui, on sent que Baker dispose du plus gros budget de sa carrière, et il est sincèrement généreux en termes d'imagerie. Mais l'ensemble manque cruellement de cette ambiguïté, ce malaise entre personnages, qui a fait tout le sel et toute la maestria thématique des deux derniers longs-métrages du cinéaste.
Heureusement, ce virage social débarque assez rapidement dans l'œuvre. Et de quelle manière. Lors d'une très longue scène pivot, Baker lâche les chevaux, et fait basculer son film dans de la comédie brute, crue, voire bourrue. Le tempo comique fonctionne parfaitement, notamment grâce à un casting génial, avec une Mikey Madison absolument étincelante en tête de file. À la fois grand portrait de femme forte, et petit être cruellement vulnérable, atteint d'une meurtrissure affective profonde. Mention spéciale également à Yura Borisov, qui capturait déjà il y a quelques années ce merveilleux mélange d'empathie froide dans Compartiment n°6.
Baker s'amuse également à faire revenir des têtes bien connues de sa filmographie, comme Brittney Rodriguez, mais surtout Karren Karagulian, qui passe de conducteur de taxi en quête permanente d'adultère auprès de prostituées transgenres, à prêtre qui officie des baptêmes. Rien que ça.
Et comme à son habitude, le cinéaste s'avère être un merveilleux directeur d'acteurs. Il parvient formidablement à retranscrire cette authenticité crue, que ce soit dans sa représentation du milieu des travailleuses du sexe (dépeint comme du travail à la chaîne), ou encore dans sa représentation du couple dans sa pure intimité. Pour autant, il se dessine en parallèle de ces situations grotesques une disparité de classe sociale saisissante. Après avoir atteint les sommets, le personnage d'Anora prend un recul vertigineux, et se confronte à des personnalités quasi-institutionnelles. S'en suit une longue traque dans la ville, toujours plus jubilatoire et inventive dans son tempo comique. Et en filigrane, le rêve américain se déchire, à petit feu.
L'œuvre se boucle avec un troisième acte, apportant un regard beaucoup plus froid, amer et lucide sur cette vie fantasmée. Un rêve biaisé et intrinsèquement perverti par l'argent, à la manière d'un conte de fées désenchanté. Anora fait d'ailleurs une référence directe à Disney World dans le film, ce qui n'est clairement pas anodin (d'autant plus suite à The Florida Project), dans cette facticité cruelle et capitaliste d'un monde de princesses illusoire. En témoigne la réaction du père (oligarque russe) à la situation, hilarante en premier lieu, mais profondément dérangeante avec un peu de recul. Car à travers ce personnage, Baker expose une vérité acide : les riches, bien hauts perchés dans leur tour d'ivoire, se moquent du prolétariat, car il ne constitue pour eux rien d'autre qu'un divertissement.
Alors certes, l'ensemble s'étire un peu trop. Et les deux dernières scènes (une discussion sur un canapé, puis une discussion dans une voiture), m'ont laissé particulièrement circonspect lors de mon visionnage. Mais après plusieurs jours de réflexion, elles constituent sans doute toute la clé, et toute la réussite, de ce Anora. Un final ambigu, qui vient décupler la force thématique et le propos social de l'œuvre (Sean Baker oblige). Ce n’est pas dans mes habitudes, mais il me paraît inévitable de passer en spoilers ici. Si ce n’est pas encore fait, je vous conseille d’avoir le film, et de revenir lire les prochaines lignes après votre visionnage !
À la fin du film, un lien particulièrement opaque se noue entre le personnage d'Anora et Igor. Lors de l'avant-dernière scène du long-métrage, sur ce canapé, Anora paraît toujours aussi dure envers Igor. Un comportement qui semble très injuste pour le spectateur, au vu de toutes les petites attentions dont a fait preuve le garde du corps envers elle. On peut alors incriminer le manque de recul de la jeune femme, après avoir subi un tel choc émotionnel ; elle semblait en effet se livrer (pour la première fois) à un amour véritable et pur envers un homme. Mais la dernière scène, dans la voiture, nous donne une autre clé de lecture, bien plus douloureuse.
Car en réalité, Anora ne peut concevoir ni comprendre un monde dans lequel un homme s'intéresserait à elle en tant qu'être humain, et non en tant qu'objet de désir sexuel. Dans cet épilogue, Igor lui rend la bague qu'il a volé secrètement (à ses risques), et lui monte ses bagages jusque devant sa porte. Une énième attention qui bouleverse Anora, qui ne sait comment réagir, et comment appréhender cette nouvelle émotion.
À travers un pur mécanisme de protection, elle se replace machinalement dans son rôle de strip-teaseuse, et engage un jeu purement érotique et charnel avec Igor. Ainsi sont toutes les relations qu'elle connaît, et maitrise : des relations basées sur la transaction. Un service sexuel, dépourvu d'âme, contre un service financier. Ou humain, comme ici.
Une réaction qui explique alors l'ambiguïté de la précédente scène, dans laquelle Anora affirmait être persuadée qu'Igor voulait la violer lors de leur première rencontre, mais qu'il n'a pas osé, par lâcheté. Une affirmation très déconcertante pour le spectateur, à l'image d'Igor, qui ne sait comment se défendre face à de telles accusations. Une défense par ailleurs complètement balayée par Anora, car tout simplement inimaginable dans sa conception personnelle du monde.
Et lorsqu'Igor tente de l'embrasser dans cette voiture, Anora s'énerve, le frappe, puis éclate en sanglots. Car à cet instant précis, elle comprend qu'il n'y a pas de notion d'échange, ou de transaction, au sein d'un véritable amour. Ici, une simple connexion entre deux personnages de classe moyenne, exerçant au sein d'un travail qu'ils rejettent, et à la merci de supérieurs et d'un engrenage monstrueux. Une découverte d'autant plus brutale qu'elle met précisément en lumière tout ce que les hommes ne lui ont jamais offert auparavant (et notamment Ivan) : de la sincérité dans la compassion et le réconfort. Et qui vient frapper une blessure profondément ouverte et sensible, suite au traumatisme émotionnel de la veille.
Des pleurs qui peuvent également signifier qu'elle accepte enfin sa condition, et le fait qu'elle soit malheureuse. En plus de devoir sortir de cette voiture, et donc définitivement accepter de quitter cette parenthèse enchantée.
Mais là où l'ambiguïté du film est brillante, c'est que le raisonnement inverse est également très probable. Car il est évident qu'Igor est physiquement attiré par cette femme. Et ce, depuis le départ. D'où la remarque d'Anora sur ses yeux de violeur. Qu'elle reconnaît ainsi, mais qui ne sont finalement rien d'autre que des yeux de désir. Dans cette scène finale en voiture, si elle n'avait pas fait ce premier pas, Igor n'aurait sans doute rien tenté, en effet. Mais sa réaction témoigne d'un constat fort : même un homme qui semble la comprendre accepterait une telle invitation, aussi impulsive et irrationnelle soit-elle. Et c'est peut-être pour ça qu'Anora éclate en sanglots. Ce qui ne fait pas d'Igor un homme mauvais, mais soyons francs, un homme hétérosexuel lambda (célibataire, je vous vois venir). En tant que spectateur masculin, impossible de nier ce mécanisme très inconscient, et pourtant très ancré dans notre pur rapport homme-femme, aussi déconstruit soit-il.
Bref, voilà tout mon cheminement de pensée, dans les jours qui ont suivi mon visionnage. Baker arrive à toucher un vice patriarcal profondément enfoui dans nos sociétés, tout en abordant l'avenir avec optimisme : quoique sanglotante, Anora repose dans les bras d'Igor, dans un moment d'intimité, de vulnérabilité, et de bienveillance.
Avec Anora, Sean Baker livre certes le film le plus accessible de sa carrière, mais surtout une relecture aussi amère que brillante du rêve américain. Car une fois passée son introduction un brin poussive, l'œuvre se métamorphose en conte de fées désenchanté, tantôt hilarant, tantôt déchirant. Mais toujours formidablement mis en scène.
Jusqu'à un dernier acte particulièrement déconcertant, qui n'a cessé de me questionner lors des jours qui ont suivi mon visionnage. Un poison lent, entêtant, qui grandit en moi, et qui ancre définitivement le film dans mon top de l'année.
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