La période de la Grande Dépression aux Etats-Unis a vu émerger un important genre de l’industrie national, la screwball comedy. Reflétant les difficultés sociaux-économiques, ainsi que de la monté rapide du féminisme dans le pays, le genre saura rendre compte - consciemment ou non - des enjeux et échos de son époque.
Anora (2024), primé de la palme d’or, récompense ultime du festival de Cannes, semble vouloir reprendre un flambeau moderne de cette tradition comique états-unienne. Anora, Ani, jeune femme stripteaseuse de 23 ans – Mikey Madison – rencontre dans son lieu de travail un jeune oligarque russe, Vanya - Mark Eydelshteyn, 22 ans -, à peine sorti d’une adolescence dorée et bourgeoise. Les deux jeunes gens passent du temps ensemble puis décide sur un coup de tête Vegasien, de se marier dans une chapelle. Les parents de Vanya, furieux de son mariage, ramènent la cavalerie pour débusquer le jeune homme, alors en fuite. Là arrivent les gros bras, les hommes, plus vieux, moins drôles, ancrés dans la vraie réalité de la vraie vie, faite de violence, de vomis et de batêmes. La troupe du pop orthodoxe, la pseudo-brute russe, l’homme de main arménien et la jeune épouse déconcertée partent à travers New York, ses quartiers, ses communautés et ses classes sociales afin de retrouver Vanya avant l’arrivée de ses parents.
A fortiori il est intéressant de mentionner la théorie de Rick Altman, universitaire américain qui –contrairement à Bazin– décrivait les genres cinématographiques comme transhistoriques, c’est-à-dire traversés par le temps et dont l’essence serait modifiée par les époques et les mœurs. La comédie loufoque du XX, répondant à de nombreuses crises sociales, semblent être ici dépoussiéré pour nous venir à nouveau au secours, aujourd’hui où les temps américains ne semblent ne vendre aucun rêve, si ce n’est celui de rêver. Les jeunes sont la principale cible de ce désenchantement et subissent ainsi les caprices des ordres mondiaux et du changement de la bourse, tout autant que du climat.
L’on peut retrouver ce rêve juvénile dans le montage rapide du voyage à Las Vegas, constitué de plans dignes d’un vlog de nouveaux riches qui fait foisonner à l’écran une plastique lumineuse et luxuriante, alternant les grands angles remplie de lumière, les longues focales isolant le couple, le doré, le rouge, les lumières et la fête. Une image-rêve deleuzienne dont le souffle hardant sera si vite amputé. Le genre cinématographique change brutalement, comme la vie d’Ani, et le supposé mari disparait durant presque deux heures du film. Les fâcheux évènements s’entrechoquent indistinctement avec la comédie burlesque et cynique marquant l’inexorable échec de la compréhension de soi et d’autrui dans une société américaine divisée et sourde. C’est ici que le film tire son épingle du jeu. Les hommes qui viennent cherche Ani auraient sûrement étaient les badguys de la comédie classique, mais ici, nous comprenons vite qu’ils ont une vie, une famille, des responsabilité, et de fait, sûrement autre chose à faire que de courir après un bambino survolté. La subtilité des personnages, dans leurs attitudes, leurs dialogues ainsi que leurs maladresses les rendent acteurs et témoins de cette déconnexion social, économique et culturelle dans la société. Ani, quant à elle, est forcée de suivre ce groupe d’hommes plus vieux qui ne semblent pas vouloir la connaitre, ni la comprendre. Baker semble autant amusé qu'intrigué par ces chocs, tout en dévoilant leurs luttes communes. En effet, retrouver Vanya, pour quiconque le cherche, c’est s’assurer la sécurité de l’emploi, de la famille, de la richesse, de la stabilité socio-économique. Une recherche universelle parsemé d’embuche propre à chacun. Le prêtre ne comprend pas les nouvelles générations de tiktokers, le russe pseudo-violent essaye de suivre les ordres sans faire de faute, l’arménien essaye de ne pas être renvoyé par son boss et Ani s’accroche au rêve de mariage qui, petit à petit, fane dans les lumière nocturnes de New York.
Baker concocte alors un screwball moderne dans laquelle la femme prend sa place originelle, en tant que protagoniste tout en essayant de ne jamais porter un jugement, notamment sur ses activités de travail mais nous en reparlerons. La place du téléphone est aussi intéressante et clairement assumé dans la narration. Cela peut sembler anecdotique mais cet objet est aujourd’hui paradoxal dans le cinéma car parti intégrante de nos vies mais aussi difficilement profilmique, la question de comment mettre en scène le téléphone portable est tout à fait contemporaine. Ici, il est sujet de communication burlesque entre les partis, il marque la distance et la frustration, l’énervement et les cris. Comme mentionné antérieurement, le réalisateur mis un point d’honneur à écouter les strip-teaseuses dans son processus créatif, il souhaite aborder ce monde sans stéréotypes ragoutants et insultes faciles face à ces travailleuses prolétaires. Plus qu’un métier, c’est avant tout une classe sociale que représente Baker. Ani l’annonce elle-même, elle n’a pas de congé payé, pas d’assurance maladie, ni de sécurité de l’emploi. Le travail de nuit est aussi représenté par une fatigue extrême le jour, effaçant presque toute trace du soleil dans la vie d’Ani et dans le film. Ici, Baker montre avec respect et cynisme une société américaine fractionnée et délirante dans laquelle la femme semble endurer la première ligne. Ani, constamment coincé avec ce groupe d’homme (autant dans la Bentley que dans le stripclub). Baker annule ainsi tous les rêves de princesses (Cinde-fucking-rella) et autre autre american dream (Vanya n’aura finalement pas sa green card).
La séquence finale dont le design sonore répétitif et aliénant des ballets d’essuie-glace et le moteur de la voiture contraste tant avec les musiques pop des fêtes et stripteases. C’est ici un hiver glaçant qui fatalement soumet la comédie au drame, terminant le film par des sanglots, puis un bruit blanc, mécanique, froid.