Anselm - Le bruit du temps
6.6
Anselm - Le bruit du temps

Documentaire de Wim Wenders (2023)

Souvent les bandes annonces ont sur moi l'effet inversé de celui recherché : elles sont généralement tape à l'oeil, chose qui me fait fuir. Mais il arrive aussi qu'une bande annonce montre des plans si beaux qu'elle me convainc immédiatement d'en voir plus. Ce fut le cas ici.

J'ai honte, mais je ne connaissais pas Anselm Kiefer, présenté sur France Inter, à l’occasion de la sortie du documentaire de Wenders, comme rien moins que le plus grand plasticien vivant. Comment ai-je pu passer à côté ? Pire : comment ai-je pu passer quelques jours de vacances à Barjac - à deux reprises - sans aller visiter le lieu extraordinaire que nous donne à voir le film (s'il se visite) ? Consternation.

C'est donc sur grand écran que je fais connaissance avec l'univers du vieil Allemand binoclard. Et ça commence très fort : ces corps de femmes en robe de mariée sur lesquels sont posés divers matériaux sont tout à fait fascinants. Avec une lenteur majestueuse, la caméra tourne autour, explorant leurs diverses facettes sur des volutes de chant lyrique. Le bal des femmes sans tête. L'ombre de Kiefer passe derrière l'une des cloisons de ce grand hangar. L’entrée en matière est magistrale

Raccord sur une série de toiles, dont on ne peut évaluer la dimension. C'est Kiefer lui-même qui la donne en apparaissant à leur pied : il est minuscule. Cette idée de mise en scène raconte très bien la double dimension de l'artiste : comme l'a très justement résumé le site lebleudumiroir, il est à la fois un titan et un nain. Un titan car on va pendant près de deux heures être impressionné par l'ampleur de son oeuvre. Un nain car il n'est qu'un point minuscule au sein de cette galaxie de beaux monstres. Kiefer le dira en substance : à l'échelle de l'univers, nous ne sommes qu'un grain de sable. Rien d'original dans cette pensée, certes. Plus intéressante est la façon dont Wim Wenders l'exprime visuellement. C'est à vélo, sur un vieux clou, que l'artiste déambule au milieu de ses toiles gigantesques. Là aussi, deux dimensions contraires cohabitent : la mégalomanie du bonhomme et sa foncière modestie.

Wim Wenders l'a expliqué : il n'a pas voulu interviewer, tracer un parcours, donner des clefs de lecture - même si tout cela se retrouve un peu malgré tout -, simplement montrer l'art d'Anselm Kiefer. On voit l'homme au travail, son inséparable bout de cigare à la main : brûlant des toiles au lance-flamme avant de les faire arroser pour obtenir un effet carbonisé, lâchant sur une oeuvre de grosses flaques de peinture blanche, jetant de l'acide (?) sur une autre en recherchant l'éclaboussure. Souvent, une photo est scotchée au dos du tableau, celle qui l'inspira comprend-on. La caméra nous fait pénétrer dans un boyau d'évacuation ou dans des caves où la lumière s'infiltre comme dans une forêt, dans des espaces emplis de vélos ailés. C'est très souvent stupéfiant de beauté.

On est parfois proche d'une performance dans un musée d'art contemporain : ainsi, lorsqu'il décroche des manteaux d'un escalier en spirale et les jette à terre un à un, en un geste pathétique. Quand des voix chuchotent les noms de femmes artistes, on pourrait se croire dans l'une de ces expériences sensorielles que proposent bien souvent les MAC. Il philosophe un peu, juste ce qu'il faut, en expliquant par exemple qu'un tas de terre dès lors qu'il est encadré par des murs peut devenir oeuvre d'art ("Le chaos, vous le mettez dans un cadre, c’est de l’art"). Ou en évoquant Milan Kundera et sa fameuse légèreté de l'être, à prendre à plusieurs niveaux : à la fois parce qu'en effet nous ne pesons rien à l'échelle de l'univers, et parce que nous refusons la pesanteur, dans une démarche de fuite de la réalité. A d'autres moments, Anselm ouvre un grand livre de photos aux allures de grimoire, évoquant tel ou tel projet, ou bien nous mène dans un hangar où trônent des avions de combat modelés par l'artiste.

Car l'homme, né en 1945 comme Wim Wenders, est hanté par le passé traumatique de l'Allemagne. Des images d'archives montrent une bande de gosses jouant sur des ruines, à Dresde ? à Leipzig ?... Allemagne, année zéro de Rossellini n'est pas très loin. On suit Kiefer plus jeune - c'est alors son fils Daniel qui lui prête ses traits - photographiant sur une plaine enneigée des tournesols fanés. L'idée est superbe : cette plante, rendue célèbre par Van Gogh dont il sera aussi question, prend dans sa noirceur sur la neige un visage mortifère. On pense bien sûr à Auschwitz avec ces piquets qui émergent du sol gelé. Cette scène se retrouvera sur un tableau, tout comme les arbres d'une forêt enneigée ou les dédales d'une bâtisse. Car notre homme est aussi un brillant dessinateur. Plus loin, ce sont des débris de poterie sur le sol qui évoquent la désolation de la guerre : en art, tout est affaire de mise en scène.

C'est encore au travers d'images d'archives, diffusées par un poste télé de l'époque, que Wenders a choisi de retracer, tout de même un peu, par bribes, le parcours de celui qui fut froidement accueilli en son pays mais auréolé de gloire aux Etats-Unis. Ses photos de lui-même faisant le salut nazi dans les décors les plus divers firent scandale. Anselm ne visait qu'une chose : lutter contre l'oubli. Mal accepté par son pays prompt à refouler l'innommable.

Les pères spirituels de l'artiste nous sont aussi présentés : le philosophe Martin Heidegger, le poète Paul Celan, le plasticien Joseph Beuys. La partie la moins captivante à mes yeux, peut-être car la plus didactique et, paradoxalement, la plus absconse.

Bien plus enthousiasmante est l'incarnation d'Anselm enfant par le petit fils du réalisateur (supposé-je). Bien aimé sa bizarrerie, sa dégaine de guingois - à l'image des tours de Pise que Kiefer a érigé dans sa propriété française - et les grands yeux étonnés du jeune Anton Wenders. On le voit dans sa chambrette (qui m'a furtivement rappelé le réduit où se cache le pianiste dans le film éponyme de Polanski), lisant et apprenant des poèmes, traînant dans les rues ou dans les champs de maïs, déambulant ébahi dans un palais richement orné et garni de miroirs. Wenders orchestre même la rencontre avec l'Anselm actuel au sein d'un musée des Beaux-arts où les oeuvres de Kiefer recouvrent les traditionnelles grandes toiles des peintres italiens de la Renaissance. Pour conclure son film, le garçonnet se juche sur les épaules du vieillard face à une calme rivière au crépuscule. Bientôt l'homme s'efface et le film s'achève sur deux grandes ailes, celles du désir bien sûr, coiffant un poteau où s'enroule un serpent. Les ailes c'est l'art, le serpent le mal ? On pourra trouver le symbole un brin appuyé peut-être... Tout comme le sous-titre un peu poseur, le bruit du temps, qui n’était pas indispensable.

Alors bien sûr, il n'y a pas d'histoire, pas de fil narratif, le film est donc assez âpre. Comme dans Vitalina Varela, autre oeuvre contemplative, j'ai dû souvent lutter contre le sommeil. On ne saurait imputer cette "faiblesse" à Wenders, qui s'en tient à son projet : montrer la création de Kiefer, des entrepôts parisiens à ceux du Gard en passant par l'Allemagne, tel un guide qui prend par la main le visiteur d'un musée - de plusieurs musées même. Cette démarche dépourvue de narration était déjà celle du réussi Pina qui s'ouvrait par une version mémorable du Sacre du printemps. (Je n'ai hélas pu voir Anselm en 3D, la salle qui le projetait n'étant pas équipée pour, mais il semble que l'effet 3D soit très réussi, comme dans le film consacré à la chorégraphe allemande.) Dans ce registre, le cinéaste est à son aise, bien plus que dans le cinéma militant (cf. le décevant Land of plenty).

Ainsi le Prix Lumière 2023 tient-il les promesses de sa bande-annonce : nous immerger dans l'univers d'un artiste hors normes. Monumental. Il va falloir que je retourne à Barjac.

7,5

Jduvi
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le 28 oct. 2023

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