Anthropophagous par Claire Magenta
De deux choses l'une, soit vous connaissez Joe D'Amato et vous devinez a priori les risques que vous encourrez en lisant cette chronique, soit vous n'avez aucune idée de qui il s'agit et vous avez encore le temps de rebrousser chemin avant de succomber au charme vénéneux des productions de cet italien surnommé par les anglophones: The Evil Ed Wood. Mais à quoi reconnait-on à ce propos ces ex-candides, victimes de cinéphiles sadiques, tortionnaires dans l'âme, rongés désormais par un mal trop longtemps caché par les autorités qui se repaissent à présent de ces films d'exploitation toxiques tel un cannibale affamé en quête de chair fraîche? Pour se faire, prenons un panel lambda de la population boulimique de pellicules, et demandons-leur si le cinéma de Joe D'Amato leur évoque un souvenir. Si le sujet a toutes les difficultés à réfréner un tic nerveux, un sourire complice ou un regard fuyant pour les plus honteux du lot, sachez que ce symptôme n'est autre que le résultat à une exposition, aussi brève soit elle, à un film du dénommé Massaccesi, prénom Aristide, plus connu sous son plus célèbre pseudonyme: Joe D'Amato.
Parmi les nombreuses caractéristiques concernant Joe D'Amato, qui font de lui un cinéaste à part, celle d'avoir le privilège d'être finalement plus célèbre que ses films confirment son statut culte en dépit d'une filmographie des plus crapoteuses. Une particularité savoureuse de la part du cinéaste d'Emanuelle et les derniers cannibales (1977) ou de Rocco et les 'sex' mercenaires (1998)... symbole génial d'un cinéma d'exploitation transalpin des années 70-80 où se croiseront un peu moins de deux cent films en trente années de carrière. En tentant de résumer brièvement l'œuvre du réalisateur d'Anthropophagous, on pourra y distinguer 3 cycles durant ses deux premières décennies, celui des débuts où ce dernier se disperse dans divers films de genre: western spaghetti, film de cape et d'épée, giallo, etc. Puis vint le cinéma érotique où comme d'autres collègues celui-ci profite de la déferlante Emmanuelle pour reprendre à son compte la franchise détournée par son collègue Bitto Albertini, Black Emanuelle... en y apportant sa touche personnelle, à savoir un goût prononcé pour les excès en tout genre, soit une touche de zoophilie et quelques pincées de viols collectifs... Un extrémisme guidé par les lois du marché où toute publicité est bonne à prendre poussant dans ses derniers retranchements le cinéma d'exploitation. L'opportunisme de D'Amato ayant peu de limite, les aventures libidineuses trash de la deuxième moitié des 70's cèdent dès lors leur place au genre horrifique après le renouveau du slasher par John Carpenter (Halloween) lui permettant ainsi d'être en phase avec les prochaines sorties US de l'année 1980: Vendredi 13 ou Maniac de William Lustig. Une production cinématographique 80's, principalement axée autour du cinéma fantastique, ce dernier ayant le vent en poupe de l'autre côté de l'Atlantique, qui voit le compatriote de Bruno Mattei tourner de l'heroic-fantasy (Ator The Invincible) ou du post-apocalyptique (2020 Texas Gladiators) avec toujours la même constante faisant ainsi le régal des cinéphiles déviants: un budget anémique balançant immanquablement ces productions vers le nanar.
Cela dit, avouons le, même si Anthropophagous dans la grande tradition des films du cinéaste apporte son lot de provocations laissant présager du pire (on y reviendra, vous pensez bien), ce long métrage de 1980, à l'image de Beyond the Darkness/Buio Omega sorti l'année précédente, confère à D'Amato l'étiquette de bon artisan, signant ainsi malgré un manque de moyen évident deux classiques du film de genre. Et pour l'amateur de gore, ce jeune spectateur venu voir et apprécier son quota de bidoches et d'hémoglobine, que l'histoire de cet anthropophage hellénique ne brille guère par son originalité est nullement rédhibitoire, le contraire aurait été au passage très surprenant. Au contraire, un bon film d'exploitation ne se verra que très rarement handicapé par une originalité scénaristique aux abonnés absents, jusqu'à affirmer non sans exagération que la trame est globalement empreinte d'un certain classicisme, soit un groupe de jeunes en vacances sur une île grecque venus se faire massacrer ou plutôt boulotter par le dernier cannibale du coin (George Eastman)...
Voici donc cette bande de jeunes européens bronzés et insouciants embarquant sur leur beau bateau direction l'île qui ne porte pas de nom, où doit débarquer leur nouvelle amie, la sémillante Julie, venue s'occuper des enfants d'un couple français... cette même île où deux touristes furent tués dans des conditions atroces, sous les yeux impuissants de leur épagneul breton. Des étudiants offrant toutefois un panel réjouissant avec dans le rôle du fils caché de Patrick Bauchau, Daniel, les boulets de service en la personne du couple Arnold et Maggie et enfin notre triangle amoureux, Alan ou le futur médecin faussement beau gosse, Carol ou la voyante tireuse de cartes et donc Julie, la blonde par qui le malheur arrive. A charge dès lors à notre anthropophage (amphibie) de tuer un par un ces jeunes intrus venu perturber la quiétude de cette île paradisiaque, enfin désolée.
Contrairement à ce que laisse supposer ce jovial synopsis, l'ambiance d'Anthropophagous n'invite pas à la rigolade. Les deux scénaristes en chef, D'Amato et son compagnon de route George Eastman réussissent un exploit: écrire des dialogues d'une platitude extrême, des situations convenues, des personnages auxquels on peut difficilement s'identifier (et auxquels on ne voudrait pas s'identifier)... et pourtant, le film fonctionne. On aurait "voulu" le classer parmi les nombreux nanars que compte la florissante filmographie de D'Amato, mais force est de constater que son film arrive à déjouer les nombreux pièges (ou attentes) qui aurait fait de lui un mauvais film sympathique, mais voilà pas une once de sexe par exemple ou de morale réactionnaire sanguinolente en réponse à cette acte de lubricité que la morale réprouve hors mariage, quant aux célèbres plans nichon, c'est le désert. Le long métrage joue la carte avérée du premier degré quand bien même celui-ci se voit enrichi d'une bande-son (le fidèle Marcello Giombini) des plus grotesques (un mélange improbable entre Jean-Jacques Perrey et un Giorgio Moroder baroque)...
Néanmoins, compte tenu du contexte historique, D'Amato réalise là un film rentrant parfaitement dans le cahier des charges du cinéma gore des années 80, et si défauts il y a, ces derniers sont finalement plus à imputer au genre qu'au réalisateur de Erotic Nights of the Living Dead... étonnant, non? Anthropophagous ou le ragout craspec de tonton D'Amato, célèbre pour son avortement cannibale et sa scène finale d'auto-cannibalisme, mais pas seulement.
PS: En rassurant le public d'Aristide Massaccesi, les années 80 ne se résument pas seulement à ses productions fantastiques, la même année viendront des films aussi légers qu'Orgasmo Nero ou Porno Exotic Love, et en attendant l'année suivante Porno Holocaust...