En ces temps troubles, de confinement pour un horizon inconnu, parmi les gros manques, sans surprise il y a la salle de cinéma. Deux mois sans voir un film sur grand écran – Le très beau Dark waters, de Todd Haynes, le 2 mars, en ce qui me concerne – c’est terrible. Un peu le sentiment d’être le capitaine Willard coincé, hors du temps – Est-ce vraiment le début du film ou l’anticipation électrique, démoniaque de son halluciné final ? – dans sa chambre d’hôtel à Saigon. J’en avais presque oublié de dire que j’avais revu Apocalypse Now en salle, ce jour d’octobre 2019.
Comment ne pas être impressionné par ce nouveau montage, apprécie qui plus est – et pour la première fois en ce qui me concerne – dans une salle de cinéma ? J’en rêvais de revoir Apocalypse Now dans ces conditions. Mais le revoir au moyen d’une nouvelle version, intermédiaire, plus longue que l’originale mais plus courte que la Redux, offre la sensation de le redécouvrir encore sous un autre angle, autre rythme. Ce montage de 3h pile – dit Final Cut – se rapproche de ce qu’on pourrait nommer « Perfection définitive » d’un film parfait. Plus équilibré que jamais. L’hallucination totale, évidemment.
Après Le Parrain et son succès critique et public, suivi de près par sa non moins colossale suite, tous deux entrecoupés du sublimissime Conversation secrète qui lui valut une palme d’or, Coppola – épaulé ici de John Milius – se lance dans une autre aventure, gargantuesque cette fois, en adaptant le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres. L’action s’y déroulait dans le Congo du début du siècle, Coppola la transpose en pleine guerre du Vietnam. La base du projet respire d’emblée la démesure.
C’est l’histoire d’une mission confiée au capitaine Willard (Martin Sheen, incroyable, depuis sa chambre à Saigon jusque dans les marécages du Cambodge) de remonter la rivière, aux confins de la jungle, afin de trouver puis d’éliminer un certain colonel Kurtz, ex-officier des forces spéciales coupable de sécession en plus d’avoir dit-on créé une secte païenne dont il serait le gourou sanguinaire.
La fascination exercée par Apocalypse now se trouve en grande partie dans l’étroite connexion de son récit et son tournage. La mission de Willard se reflète en effet dans celle tout aussi dionysiaque de Coppola, tant on sait que le film fut une véritable traversée de l’enfer, odyssée épique entre la difficulté de ses conditions de tournage aux Philippines, ses nombreux problèmes de production, la crise cardiaque de Sheen, l’obésité surprise de Brando. Il faut extirper un monstre de ce voyage. Kurtz sera pour Willard ce qu’Apocalypse now sera pour Coppola.
Le film est évidemment traversé par des séquences aussi cultes que dantesques, qu’il s’agisse de l’attaque du village Vietcong par la cavalerie aéroportée au son des La chevauchée des Walkyries, de Wagner ; de l’introduction hallucinée, mythique accompagnée du The end, des Doors ; du spectacle de danse nocturne au surf au milieu des obus ; des longues traversées de fleuve en pirogue avant l’escale engourdie sur la plantation française.
Peut-être le film-symbole de la démesure américaine, son appétit colonial, ses dérives aliénantes, sa démence en sourdine et son obsession pour l’autodestruction. Un chef d’œuvre absolu, évidemment.