J'ai découvert Apocalypse Now dans des circonstances bien particulières. J'avais 15 ans, j'étais perdu dans un bled anglophone canadien de 2000 âmes dont le cinéma proposait la projection de la version longue du film culte de Francis Ford Coppola.
Précision importante, je baragouinais un anglais tout juste capable de me faire comprendre de mes interlocuteurs, et ces derniers gagnaient du temps à me répondre par des gestes plutôt que par la parole.
Vissé à mon siège, deuxième rang, Pop corn et soda sur les genoux pour me fondre dans la masse, je savais pertinemment que je m'étais embarqué dans une séance pelliculaire à laquelle je n'allais strictement rien comprendre.
Peut être parce que justement je ne saisissais pas le sens des dialogues, et que je n'avais pour fil rouge que le synopsis déchiffré à l'entrée, les images et la musique ont eu un impact exceptionnel sur moi. Dès les premières notes de guitare de Robby Krieger accompagnées des cymbales de John Densmore en surcouche de paysages flamboyants de jungle, j'étais pris, embarqué dans un des plus grands trips cinématographiques de mon existence.
Tout suintait la violence, d'abord refoulée puis exutoire d'une folie trop profonde pour se dévoiler, le tout dans une atmosphère malsaine accompagnée de regards fous, exorbités. Rien ne me paraissait "interprété", tout avait l'air terriblement réaliste, de l'intonation des voix des acteurs principaux aux postures des figurants. Une vraisemblance hallucinée défilait devant mes yeux, et moi aussi je remontais ce fleuve moite qui prenait la tournure d'un antépélerinage. Moi aussi peu à peu, je m'enfonçais dans la folie de ces personnages tous sans espoir de rédemption.
A la fin de la séance, j'avais beau m'ébrouer dans tous les sens, j'étais encore dans la jungle, sans espoir de retour... Je n'avais pas touché à mes pop corns et mon soda était tiède...
Je l'ai revu plus tard, une fois mon apprentissage de la langue de Shakespeare effectué. J'ai pu apprécier le jeu de Martin Sheen, savourer les répliques de Marlon Brando, profiter avec plus de "distance" du brio de la charge des hélicoptères sur fond de Wagner...
Mais bon sang, j'ai presque envie de dire que ce film s'apprécie plus quand on y comprend rien. Parce que la guerre est incompréhensible tout simplement, et que ses conséquences sur l'être humain n'en sont pas moins effroyables...