D’abord les premières notes électrisantes de The end des Doors, égrenées comme un compte à rebours avant qu’un déluge de napalm n’embrase tout l’écran, puis, dans le creux trempé d’une chambre d’hôtel où s’entend encore le feulement des hélicoptères, un homme se tord, se ploie, un homme s’étourdit d’alcool et de désespoir, tourmenté par ses souvenirs et ses démons jusqu’à une fièvre immanente… Plus tard viendront les ordres, s’organiseront la mission et le voyage vers une sorte d’absolu, vers le colonel Kurtz et son royaume, renégat et démiurge qui a vu l’horreur pure et primitive (celle du péché des hommes), ogre exalté qu’il faut pouvoir faire taire, qu’il faut pouvoir éliminer.
Mais le Mal, si sommairement défini (un seul homme), reste en réalité un mystère insoluble, une force qui ne peut s’anéantir absolument ; et la démence le privilège des fous, des illuminés, seuls capables d’appréhender et de comprendre un monde qui ne ressemblerait plus à rien, sinon à une jungle brumeuse et sans fin, un tumulte dantesque, mythique, bouillonnant de sang et d’obscénités. "And all the children are insane…", scande Morrison de sa voix camée. Mais c’est le film en entier qui semble insane, halluciné et envoûté, à l’image, on le sait, d’un tournage infernal qui fut surtout une véritable épopée cinématographique.
Aventure pleine de bruit et de fureur, critique sur l’engagement militaire américain au Vietnam, Apocalypse now dépasse vite ces statuts imposés pour se transformer en une odyssée allégorique sur la découverte de soi, une réflexion sur les ravages de la guerre, intimes comme universels. Remontant un fleuve en patrouilleur jusqu’au repère secret de Kurtz, Willard et son équipe vont faire plusieurs rencontres, témoignages délirants et cauchemardesques de la débâcle d’un conflit inutile, et parmi lesquelles l’omniprésence du colonel félon se propage, se devine jusqu’à un point brûlant. Dans l’ombre des arbres, des lianes et des fougères, dans la chaleur et la puanteur absorbées, Kurtz se fait désirer, mobilise toutes les pensées, cristallise toutes les peurs.
Et Coppola de nous faire languir, parvenant, dans l’impatience et la fébrilité d’une rencontre cathartique, promise à tant d’ardeurs, à tutoyer la réalité du désordre précisément humain. Quand, au terme de son périple, Willard parvient aux entrailles de la folie, au cœur d’un empire fait de corps pendus, de têtes coupées et de miasmes pestilentiels, l’apparition de Kurtz, magistrale, relève partiellement du fantasme assouvi, de la jouissance psychique. À travers la pénombre coruscante, Brando, aussi déraisonnable que son personnage, monologue sur les gardénias, psalmodie sur la vérité de l’Homme, et chacun de ses mots vibrent d’une certitude, chaque silence d’une évidence, chaque phrase d’une connaissance convulsée.
Sa mise à mort, parallèlement à celle d’un buffle, est un opéra sacrificiel, et son agonie retentit des beautés d’une canonisation, c’est une délivrance originelle, follement sauvage. Et quand l’apothéose décroît et se meurt, que la musique n’est plus qu’un râle immonde, que reste-t-il du film ? Qu’y a-t-il encore à croire, à espérer ? Des rizières pulvérisées, des ténèbres écloses, un gouffre vertigineux duquel s’élève, et revenant à nos mémoires, la voix de Kurtz entendue pour la première fois au début du film sur une bande enregistrée et qui murmurait, comme dans un rêve : "J’ai observé un escargot ramper sur le fil d’un rasoir. C’est mon rêve, c’est mon cauchemar. Ramper, glisser le long de la lame d’un rasoir… et survivre".
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