Road movie guerrier halluciné sur fond de LSD, librement inspiré de la nouvelle Au cœur des ténèbres (Heart of Darkness) de Joseph Conrad, Apocalypse Now naît sur les bancs de l’USC (University of Southern California) au début des années 70. Fruit de l’imagination de John Milius, le film doit à l’origine être réalisé par George Lucas avec un très petit budget et filmé en 16mm dans un esprit quasi documentaire proche de La Bataille d’Alger (La Battaglia di Algeri) de Gilo Pontecorvo. C’est finalement Francis Ford Coppola, alors à la recherche d’un film capable de renflouer sa société de production American Zoetrope, qui récupère le script inachevé de Milius et en assure la mise en scène lorsque Lucas se désintéresse du projet pour se consacrer aux développement de La guerre des étoiles.
Le tournage du film se révèle être un enfer. Débarquant aux Philippines avec une équipe trop imposante, trop de moyens, trop d’équipement, Coppola se trouve enseveli sous le poids de son ambition. La production prend du retard, les tensions sur le plateau s’accumulent et la frontière entre réalité et fiction s’estompe. Comme le dit le réalisateur lui-même, il ne tourne plus un film sur la guerre du Vietnam, son film est la guerre du Vietnam. Avec Apocalypse Now, Coppola et Milius transcendent le film de guerre traditionnel pour livrer une réflexion sur la morale en temps de guerre et sur la façon dont la technologie nous permet d’assouvir nos plus bas instincts de morts sans que nous ayons à nous salir les mains. Extensions "déresponsabilisantes" de nos corps, ces armes nous permettent d’agir comme des animaux en gardant l’apparence d’être civilisés.
C’est sans aucun doute le thème principal d’Apocalypse Now. La vulnérabilité de l’homme civilisé face à cette violence contenue qui peut resurgir à tout moment. Dans ce film, la jungle provoque cette métamorphose, ce déferlement incontrôlable. Elle représente une puissance animiste primitive et corruptrice poussant l’homme à régresser, le rabaissant à l’état animal. Mais elle n’est pas la cause de ce déchaînement, seulement le déclencheur. Ici les monstres sont les enfants de l’impérialisme, de la soif de pouvoir sans limite. L’ogre Kurtz (Brando, titanesque dans un rôle initialement écrit pour Steve McQueen) personnifie cette obsession, il est l'aberration créée par l’homme pour le détruire ayant échappé aux mains de son créateur. Filmé comme une entité fantastique plongée dans l’obscurité, il symbolise l’absurdité idéologique de cette guerre. A la fois profondément sauvage, presque bestiale et détenteur d’une obscure pensée philosophique dont lui-seul semble pouvoir saisir le véritable sens.
Ce conflit interne du soldat est le véritable moteur d’Apocalypse Now, l’ambivalence qui propulse le film. On charge des militaires de se comporter en assassins pour supprimer un béret vert. Ainsi se met en place une réflexion sur la nature même du soldat et le sens de la guerre. Qu’est-ce qui sépare le soldat d’un meurtrier, la noble cause de la sauvagerie ? L’un tue pour répondre à son commandement, l’autre pour répondre à ses pulsions. Ce que sous-entend Apocalypse Now est que Willard et son équipage sont les bras armés décérébrés manipulés pour satisfaire des intérêts qui les dépassent. Ce sont les marionnettes, outils de l’industrialisation de la violence servant des intérêts stratégiques qu’ils ne comprennent pas vraiment. Ils illustrent parfaitement la désillusion du peuple américain suite à la guerre du Vietnam, trahi par une force militaire révélée tortionnaire qu’il idolâtrait après la seconde guerre mondiale.
Mais Apocalypse Now est aussi une odyssée psychédélique. Passant l’épreuve du cyclope Kilgore, résistant à l’appel des sirènes "playmates", l’équipage de notre Ulysse-Willard devra traverser le portail surréaliste du pont de Do-Long pour amorcer un retour dans le temps sur la rivière Nung entre fantômes des colonies françaises, civilisations sauvages hostiles et fauve affamé pour accomplir un voyage introspectif qui les mènera aux frontières de la folie. A ce titre, la performance de Martin Sheen, remplaçant Harvey Keitel au pieds levé, est stupéfiante. L’acteur se livre à corps perdu dans ce rôle complexe à tel point qu’une crise cardiaque le terrasse en plein tournage, forçant Coppola à interrompre la production.
Car l’aventure Apocalypse Now n’est pas une promenade de santé. Comédiens et techniciens sont poussés dans leurs derniers retranchements, psychologiquement épuisés par ce tournage chaotique à géométrie variable (Coppola ne cesse de réécrire le film tout au long du tournage) et physiquement accablés par l’humidité et la chaleur des Philippines. Coppola lui-même navigue à vue, se laissant guider par la logique excentrique de son film sans trop savoir où cela le mène. Mais ce tâtonnement dans l’incertitude fait certainement la force de métrage. Le scénario pose des questions au réalisateur auxquelles il essaye de répondre jour après jour en adaptant sa mise en scène afin de trouver le ton juste, toujours sur la corde raide. Apocalypse Now est donc le résultat miraculeux et fragile de cette exploration thématique et formelle, aboutissement d’une improvisation collective purement artistique.
Le résultat final est hallucinant de beauté et de virtuosité. Film à la fois onirique et barbare, Apocalypse Now enchaîne les morceaux de bravoure les uns après les autres tout en conservant une remarquable cohérence malgré sa genèse décousue. Assauts héliportés sur fond de Wagner, répliques cultissimes comme le célèbre "I love the smell of napalm in the morning" du lieutenant Kilgore (impeccable Robert Duvall), décors sublimes admirablement éclairés par le grand Vittorio Storaro, somptueuse scènes contemplatives sur la rivière Nung, monologues improvisés de Brando, la plupart des expérimentations de Coppola font mouche. Du grand cinéma épique et audacieux digne de Kurosawa ou Lean qui sera pourtant hué après sa projection cannoise en 1979, ce qui ne l'empêchera pas de repartir avec la Palme d’Or également décernée au film Le tambour (Die Blechtrommel) de Volker Schlöndorff la même année. Un monument.