Ce film est le fruit d'une condensation diabolique, la sève moite qui bave génialement d'une plaie honteuse, et que le temps aura figé en une sculpture d'ambre chaude et vénéneuse, en un relief suintant qui ne se vitrifiera jamais : Coppola nous offre ici sa fiole pleine d'un saint chrême sulfureux. Son film est un narcotique, un narguilé de napalm, une marmite ébouillantée et folle qui recrache les valeurs morales de notre civilisation comme autant de vapeurs infernales et opioïdes.
Dans cette jungle suffocante, on se croit piégés dans le courant du fleuve sinueux qui la traverse, à la croisée de ces affluents primitifs qui charrient violence et chaos, dans les brumes mystiques où se joue la guerre. Erreur. Car ce n'est pas un fleuve, ce n'est pas une jungle, et ce n'est pas la guerre non plus.
Ce que nous suivons, c'est une pensée, une voix intérieure qui rumine ses doutes, naviguant le long d'une veine tortueuse, une artère qui irrigue un cortex fiévreux en guise de jungle. Et ce qui s'y joue, c'est une quête, celle d'une pensée lucide mais suavement tourneboulée dans ses repères, et qui aspire presqu'inconsciemment à retourner à sa source, dans cette vallée opaque d'où tout semble s'écouler et s'écrouler : l'absurde, la folie, la violence. L'Horreur.
Revenir à ce noyau primordial, à ce cœur ténébreux, à ces deux fondamentaux qui le composent et l'appellent : l'instinct et la morale, l'animal et le divin, le veau sacrificiel et l'Hadès. Se heurter à leur proximité insoutenable, enfouie là, au-delà du Jugement Dernier, au-delà de tout jugement, refoulée, comme depuis toujours, comme un secret inavouable. Cette absurdité nue, celle de la guerre, du mensonge de la paix, et que le film révèle progressivement dans un langoureux strip-tease, effeuillant un à un ses atours hypocrites.
Se laisser emporter par le cour boueux de cet Achéron fantasmagorique, creusant un sillon fascinant, hanté par ces visons hallucinées, ses apparitions déréglées de l'imagerie américaine (les marines, ses cow-boys, ses pin-up, ses surfeurs,...), ses mandalas tissés d'émeraudes, d'ocres et de pourpres, et sa symphonie synthétique rythmée par le vrombissement des pales : tout le génie du plus génial des cinéastes qui, plutôt que d'ériger un monument, creusait là le plus vertigineux des gouffres.