Poursuivant sa critique des États-Unis entamée en 1972 avec Le Parrain dans lequel Francis Ford Coppola décrivait un pays rongé par la corruption, la violence et la connivence entre la mafia et l'État, celui-ci livre avec Apocalypse Now un reflet encore plus sombre de son pays.


Une ouverture prophétique sur fond de "The End" des Doors accompagnant des hélicoptères qui survolent d'un Viêt Nam psychédélique, irréel, angoissant et envoûtant : nous voici dès de le début en plein dans l'apocalypse. Un jour ce conflit se terminera, mais il n'est pas certain que ce soit la meilleure chose à souhaiter pour ces hommes que plus personne n'attend au pays. Plus personne ne les comprend et eux-mêmes ne savent plus ce qu'ils font dans cette jungle si hostile. Tous y ont perdu dans une plus ou moins importante mesure l'innocence et la raison.


Dans toute cette absurdité, le capitaine Willard (Martin Sheen) reçoit pour mission, alors qu'il récupère à peine d'un bad trip de la veille, de tuer le colonel Kurtz (Marlon Brando), sorte d'incarnation humaine des maux de cette guerre. Débute alors l'odyssée de ce capitaine en instance de divorce qui n'a vraisemblablement pas du tout envie de retourner chez l'oncle Sam. Apocalypse Now, c'est avant tout un "trip".


C'est bien un voyage puisque le repère du colonel Kurtz est le seul objectif définit tout au long du film. Toutefois, il s'agit davantage d'une expérience de défonce qu'autre chose. Les drogues sont omniprésentes tout au long du film (que ce soit l'opium lors du passage par la plantation française, le cannabis, l'acide ou encore le LSD, tout y passe). Si Ulysse réussit à ne pas céder à l'accueil bienveillant des lotophages et cherche à rentrer chez lui, le capitaine Willard préfère succomber aux plaisirs qui lui sont offerts tout au long de son périple. Dès lors, c’est au fur et à mesure des rencontres entre le commando du capitaine et d’autres compagnies que le spectateur aperçoit combien le chaos est grand.


S’il y a bien un commandant lors du premier point de rencontre, celui-ci est complètement fou et semble avoir perdu tout contact avec la réalité. Là encore, la peinture du Vietnam qui est offerte apparaît en décalé par rapport à la guerre pourtant omniprésente puisqu'avant de bombarder le village, celui-ci ressemblait à une véritable station balnéaire. D’ailleurs, l’empressement du colonel Kilgore à vouloir surfer alors que les bombardements ne sont pas terminés démontre à quel point l’armée américaine est désorganisée et ne souhaite qu'une seule chose : s’échapper de la guerre. Pour autant, aucun d’entre eux n’a véritablement envie de rentrer aux États-Unis puisqu'ils savent que personne ne les y attend. Tous ne sont mus que par une seule force : l’instinct de survie. Peu importe d’ailleurs s’ils doivent abandonner famille, raison ou honneur.


Plus la mission s'engouffre dans la jungle, plus la réalité semble s'échapper. L'ennemi est toujours filmé hors champ et le seul danger filmé est un tigre qui n'apparaît que furtivement, laissant ainsi planer le doute quant à la question de savoir s'il s'agit d'un délire hallucinatoire ou un énième danger de cette région hostile à ces hommes.


La présence d'une plantation française dans laquelle sont embauchés des vietnamiens et où les enfants continuent d'avoir une éducation est tellement surréaliste que le spectateur a l'impression d'assister à l'apparition de fantômes (l'arrivée dans le brouillard ne laissant percevoir que les voix des français). Ici encore, la défaite et la peur sont installées puisque les français ne cherchent qu'à protéger le peu qu'il leur reste de propriété, n'hésitant pas à tuer des forces pourtant alliées. Traumatisés par la débâcle de Diên Biên Phu, ceux-ci incarnent une Europe vieillissante, désœuvrée et sur le déclin.


Finalement, les États-Unis reproduisent une nouvelle fois le péché originel (un peu comme le massacre des indiens). L'assassinat de Kurz représente la perte de toute moralité de l'occident qui a définitivement échoué puisque l'engagement de troupes au Viêt Nam n'aura eu pour seul effet que d'amoindrir la foi des occidentaux en leurs valeurs tout en renforçant la haine des insurgés.


Marlon Brando est tout simplement extraordinaire dans ce film. Arrivé sur le tournage sans avoir lu une seule ligne du script et du roman de Joseph Conrad, refusant même de tourner en plein jour, les contraintes qu'il impose vont forcer Francis Ford Coppola à trouver une solution fantastique : faire parler Kurz dans le noir. Le dieu déchu d'Hollywood (qui ne l'a jamais apprécié et ne l'a accepté qu'en raison de ses réussites commerciales) joue donc un gradé déclaré persona non grata devenu une sorte de Bouddha cruel et imprévisible.


A la fois onirique et visionnaire, Apocalypse Now réussit à marquer le spectateur par une photographie inoubliable, des dialogues d'anthologie et une réflexion sans concession sur la première puissance mondiale (qui se révèle assez juste quand on observe l'échec de l'Irak). Francis Ford Coppola entre dans le même temps dans la cour des plus grands réalisateurs de son temps et livre un chef d'œuvre exceptionnel à tout point de vue.

Kevin_R
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le 17 févr. 2015

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