Les Cavaliers de l'Apocalypse
Le film s'appelle "Apocalypse Now". Avec ce "now", comme pour souligner que la fin des temps, l'horreur la plus complète, celle de la mort, de la folie, de la cruauté gratuite et des flammes, n'aura pas lieu dans des centaines ou des milliers d'années, comme le prédisent les faux prophètes, mais qu'elle existe déjà, qu'elle a déjà existé : c'est la guerre (du Vietnam, ou n'importe quelle autre). Interprétation que vient d'ailleurs confirmer l'ouverture du film, avec cette chanson des Doors, qui dès les premières secondes annonce déjà... La fin. Le ton est donné : on est pas là pour se marrer.
"Apocalypse Now", c'est donc l'histoire d'une mission secrète qui tourne au vinaigre : le capitaine Willard, un type déjà bien attaqué par les horreurs qu'il a pu voir ou commettre, est chargé par sa hiérarchie de dézinguer un colonel retranché dans la jungle profonde, devenu hors de contrôle, qui mène des actions avec une liberté et des méthodes pour le moins douteuses ; qu'il soit américain lui aussi ne change rien à l'affaire : l'armée veut s'en débarrasser. Escorté d'autres soldats, Willard comprendra vite, en remontant le fleuve censé le mener à son ennemi, que les choses ne sont finalement pas si simples que cela, et le périple ne sera pas de tout repos.
Voilà pour le pitch, qui, si on y regarde de plus près, pourrait tout aussi bien être celui d'une bonne grosse série B. Que nenni. La grosse, grosse performance de ce film, c'est la façon dont Coppola réussit à transcender le sujet, avec une maîtrise qui frise la perfection, le tout sur plus de trois heures sans que ça soit chiant une seconde. Le contexte de guerre en devient presque secondaire (sur la dernière heure, qui est tout bonnement incroyable, il est même erratique), tant le réalisateur nous oblige à nous concentrer sur la destinée tragique de Willard et son équipe, dont la moitié finit par ne plus tourner très rond. Gros boulot sur les contrastes colorés également, sur la progression de l'état mental des protagonistes, les décors, les symboles, les scènes de bataille dont certaines se révèlent complètement surréalistes, d'autres juste pathétiques... Les américains sont dépeints comme des Cavaliers de l'Apocalypse (y'a même le gars qui sonne du clairon avant la charge "wagnerienne"), semant la désolation et la barbarie sur leur passage. Mais au final, qui est le plus taré des quatre ? Celui qui se défend face à l'artillerie lourde déployée par ses ennemis ? Celui qui applique des ordres sans réfléchir ? Celui qui les donne ? Ou celui qui, terrassé par la douleur, fatigué des mensonges et de la mascarade, souhaite retrouver une identité après s'être fait broyer par le système qu'il côtoyait, quitte à sombrer, paradoxalement, dans une folie extrême, en se mettant tout le monde à dos ? Peut-on supporter de survivre encore aux assauts de sa conscience, lorsque l'on a subi ce drame affreux d'être réduit à l'état d'animal, de tueur, sans espoir de rédemption ? C'est toute la problématique de cette oeuvre grandiose, épique : s'interroger sur la part d'humanité qu'il reste lorsque l'horreur devient si familière que la mort seule pourra vous délivrer.