On a tous en nous quelque chose de graoouuu !
Si certains films sont inoffensifs, parce que portés par un « non-regard » affadissant tout ce qu’il filme, d’autres, à l’opposé du spectre, pourraient presque être qualifiés de dangereux. Dangereux parce que fascinants, dangereux parce que suscitant la sidération : cet état de paralysie du jugement, de stupeur anéantissant momentanément toute fonction intellectuelle au profit d’une étrange expérience d’oubli de soi. Être fasciné, sidéré, c’est ainsi comme être sous l’emprise de quelque charme, sous l’empire d’une volonté autre que la sienne et que les Anciens, si l’on suit l’étymologie du mot, attribuaient semble-t-il aux astres… Entendez par là une force, une magie, un « mana » auquel l’esprit occidental moderne, matérialiste, rationaliste, scientiste, répugne au plus haut point. Mais quelque chose auquel aussi, régulièrement, dans les plus secrets replis de ses fantasmes, ce même esprit si vigilant n’aime pourtant rien tant que s’abandonner. Alors, paradoxe ? Non, équilibre.
Parce que l’Homme, qu’on se le dise, n’est définitivement pas que raison, cette « déesse » dont C.G. Jung disait qu’elle « étend une lumière trompeuse qui n’éclaire que ce que l’on sait déjà » (1). Non. L’Homme, et d’autant plus en situation de spectateur de cinéma - restons-en là -, c’est aussi, tour à tour et plus ou moins suivant son tempérament, un animal pulsionnel, une éponge à souffrance, un ignoble sadique ou encore un Pierrot-la-lune qui, sans forcément savoir ni pourquoi ni comment, entre en résonnance avec telle ou telle image. Or, qu’est-ce que le cinéma si ce n’est l’autre « voie royale » ? Bien d’autres choses, évidemment. Mais force est de constater que si certains cinéastes sont si habiles sur le terrain des idées les plus claires, d’autres, par des moyens plus obscurs - d’aucuns diront bourrins -, sont plus redoutables encore dans l’art de titiller notre point P (pour primal). Celui-là même qui de tous temps a toujours été là, au crépuscule de la conscience, en chaque bipède du genre Sapiens.
Aussi, et c'est là une redécouverte à chaque nouvelle et ahurie vision de ses plus intenses propositions de cinéma : Mad Mel Gibson est de ces cinéastes-là. De ceux qui accrochent l’œil en quelques secondes et le prennent comme en otage, condamné, que ça lui plaise ou non, à rester écarquillé jusqu’au générique de fin. Oh, bien sûr, rien de très cérébral là-dedans, et encore moins de consentant - ou alors autant que pour le loup-garou un soir de pleine lune… Mais de quoi, pour pas mal de mordus, se retourner après coup (au réveil) sur soi, et chercher à comprendre ce qui y a été, dans le désordre, réveillé, stimulé, ravagé, pétrifié et enfin moissonné dans une manière de chamboule-tout assez unique. Cela dit, loin de l’auteur de ces lignes la prétention de tuer pareil mystère, mais juste d’essayer d’en soulever légèrement le voile - un coin par ci, un coin par là - histoire de réévaluer cet Apocalypto trop vite et mal jugé les deux premières fois. Parce que quand ça démange, pas de secret, faut gratter !
Un œil pour les hypnotiser tous
Pour commencer, théorisons un peu. Si nul n’est sensé l’ignorer, il faut le répéter encore et toujours : contrairement à l’idée romantique et un peu trop « hors-sol » pour être honnête, regarder un film, ce n’est pas regarder le réel ni même son fidèle enregistrement. Non. Concrètement, regarder un film, c’est être abusé par un procédé technique faisant croire à notre cerveau - pourtant instrument privilégié de la raison - que 24, 48, 60 ou encore 120 images fixes, c’est une seconde d’espace-temps volée au chaos du monde. Et chaque seconde de film de créer l’illusion de la fluide continuité dudit monde. Alors qu’en fait, c’est notre cerveau qui « bouche les trous » entre les photogrammes. Et ce faisant, lui et lui seul qui transforme cette représentation sans véritables substance ou dimensions, ni spatiale, ni temporelle, en réalité hallucinée.
Ensuite, il faut bien comprendre que cette représentation, en plus d’être par nature une illusion, est dans ses procédés mêmes une construction. Construction de quoi ? d’espace d’abord, de temps ensuite, et de regard(s) surtout. Autrement dit, c’est par la « triangulation » de ces trois éléments que le cinéma recrée sa réalité. Laquelle, de fait, n’existe vraiment aux yeux du spectateur que si elle est médiatisée d’une façon qui, 1) tend à lui faire croire que tout cela est réel (suspension d’incrédulité et immersion), et, 2) l’implique émotionnellement parlant (par l’identification et/ou via l’esthétique). D’où la notion essentielle de point de vue, indispensable lien entre le film et son audience. Et d’où aussi l’importance d’une mise en scène sachant le retranscrire et jouer avec, que ce soit en s’appuyant sur le jeu des acteurs ou en usant de toutes les possibilités techniques offertes par le médium.
Or, c’est précisément là où revoir Apocalypto s’avère utile pour comprendre le singulier pouvoir de Mel Gibson, l’un des rares cinéastes contemporains encore capables de nous plonger dans cet état de « lucid dream state » cher à James Cameron. Alors comment s’y prend-il, ce cher maniaco-dépressif frappé à la tequila et au crucifix ? Avant tout chose, et il est le premier à insister là-dessus en interview, en considérant le cinéma, non pas comme du théâtre filmé, mais comme du pur « motion picture », cinétique et graphique par définition. Soit tel qu’il était mis en pratique durant son premier âge d’or (les années 20) : comme une forme de langage essentiellement visuel, à la George Miller. Un art à part entière où le « Verbe », s’il a droit de cité, l’a moins pour faire écran à l’image que pour délivrer quelques informations vitales et, à l’égal de tous ces plans chahutés et anamorphosés, contribuer à l’effet de réel - ici en Maya Yucatèque donc.
Élément structurel de ce cinéma-là par conséquent : les jeux de regards, et plus particulièrement ici la façon dont Mel Gibson et son chef op’ Dean Semler bâtissent sur eux tout le storytelling de leurs scènes. Un exemple : celle où le héros, Patte de Jaguar, se réveille ligoté après l’attaque de son village par un groupe de guerriers comme sortis de ses songes. Aux premiers plans le montrant observer ce qui l’entoure répondent en contrechamp un certain nombre d’autres plans lui révélant les souffrances de son peuple. Voilà pour le contexte. Après, ça se complique un peu : le visage de Patte de Jaguar est d’abord cadré de profil sur fond flou. Puis, dans un double mouvement de recadrage et de mise au point traduisant sa pensée, l’arrière-plan révèle le cadavre du guerrier qu’il a précédemment tué au bord du puits où il venait de cacher femme et enfant. L’enjeux de la scène se trouve donc là pour le personnage : fixer du regard la cachette de sa famille pour à la fois guetter signe de leur survie ET s’assurer qu’ils ne sont pas découverts.
Mais - problème - ce même regard de Patte de Jaguar, parce que rempli de peur et incapable de se détacher des siens, est justement ce qui les menace le plus (son père en ayant déjà fait les frais dans la scène précédente). La preuve ici ? Ce cadre où dialoguent à nouveau avant et arrière-plan : à l’avant, notre héros le regard tendu vers la gauche (la direction du puits) ; à l’arrière, un guerrier qui ayant remarqué sa fixette l’observe avec soupçons. Contrechamp : le guerrier, cette fois en amorce de plan, tourne alors la tête vers la droite (la direction du puits selon son point de vue à lui) tandis que Patte de Jaguar, au fond du cadre, s’en aperçoit et comprend son erreur. Résultat : le plan suivant est cette fois motivé par le regard du guerrier qui - surprise ! - nous fixe nous, la caméra désormais au niveau du puits. Ainsi, bien qu’en totale empathie avec le fébrile ressenti de Patte de Jaguar, notre point de vue de spectateur a comme ricoché d’un personnage à l’autre pour finalement remonter jusqu’au point focal de la scène, centre névralgique de sa dramaturgie et nombril de son univers.
Par la suite, Mel Gibson et Dean Semler poursuivent ce très prenant jeu de « je te vois moi non plus » en instillant toujours plus de tension dans l’image (pertinemment travaillée dans la profondeur) et de suspens par le montage (savamment alterné). Comment cela ? Primo, en introduisant un troisième point de vue dans la scène, celui de la famille de Patte de Jaguar, dédoublant de la sorte façon gigogne la dynamique et l’intensité des regards. Deuxio, en utilisant une longue focale de façon à traduire, par l’impression de regard distant qu’elle suggère, le sentiment d’impuissance de Patte de Jaguar (contraint qu’il est d’observer le guerrier jeter un rocher dans le puits sans pouvoir agir). Et tertio, en utilisant un simple élément du décor comme incarnation de tout ce qui rattache notre héros à sa femme et son fils : une « liane-ombilical » qui, d’abord lien de vue et de vie reliant le fond du « puits-utérus » à la surface, devient finalement signe de mort potentielle (sitôt repérée par l’ennemi) et de séparation (une fois tranchée et passée hors champ).
Enfin, tout ça pour dire qu’on pourrait pareillement aborder chaque scène d’Apocalypto et toujours se faire la même remarque : quelle que soit sa méthode de travail (storyboarding précis ou relative improvisation lors du tournage), Mel Gibson a ce souci particulier de médiatiser tout ce qu’il raconte de la façon la plus « subjectiviste » et immersive possible. C’est-à-dire en filmant au maximum « de l’intérieur », en motivant chaque idée ou effet de mise en scène (plan à la snorricam, au grand angle, au ralenti, en vue subjective…) par cette volonté de coller aux sensations si ce n’est au point de vu direct des personnages. Raisons pour lesquelles on peut voir dans le making of le réalisateur si directif avec ses acteurs (jusqu’à leur mimer chaque geste et s’agiter partout comme un dératé !). Parce que chez Mel Gibson, le film n’a de réalité que dans la relation viscérale que sa mise en scène, en une manière d’interface ultra-impliquante, noue entre lui et son audience.
Excellence du découpage et formalisme offensif donc, mais pas seulement. Car il est un autre élément, tout aussi essentiel à l’impact d’Apocalypto, qui est lui aussi le résultat d’une rigoureuse construction.
Souviens-toi que tu vas mourir
Cet élément, c’est la sidération elle-même, ou plutôt tout ce qui, par effets de gradation et de surenchère, de suspension et d’agression, y contribue. Parce que Mel Gibson est aussi attentif au pouvoir d’évocation de chaque image qu’à la structure rythmique et « tonale » de l’ensemble du métrage. Ainsi, dans la scène inaugurale de ce dernier, nous fait-il d’abord délicatement entrer dans son univers, envoûté par son environnement sonore et hypnotisé par un lent travelling avant sur la forêt, pleine de mystère. Puis, brusquement, le film change de braquer en nous embarquant à la suite d’un tapir au pas de course dans une partie de chasse qui, filmée du point de vue de l’animal entrecoupé d’inserts sur les gestes des chasseurs resserrant leur piège, s’achève sur un plan d’« os-goupille » sautant au ralenti et l’embrochement sanglant du tapir plein cadre. Bon appétit.
S’il serait exagéré de parler de sidération face ce seul prologue (du reste remarquablement soutenu par les instrumentations ethniques de James Horner), difficile en revanche de nier sa capacité à d’emblée nous cueillir. Comme s’il s’agissait pour le réalisateur, presque par le seul fait d’un montage à la précision toute musicale, de nous de saisir à vif - comme un steak ! - pour ensuite nous emmener dans une logique d’intensification continue vers un climax n’ayant peur de rien, et surtout pas de ce mélange d’esthétisme, d’horreur gore et de burlesque flirtant pourtant dangereusement avec le nanar. On le voit dès lors : la quasi intégralité du programme formel et narratif à suivre est déjà là. Et ce non sans déclencher au passage quelques réminiscences cinéphiliques (et autres). Le tout étant de déterminer celles qui, références avérées ou pas, nous aident à mieux comprendre la façon dont Apocalypto travaille le spectateur à l’œil et aux tripes.
Voyons… Terrence Malick, pour l’immersion sonore ? Mouais. Si Apocalypto et Le Nouveau Monde partagent beaucoup au-delà même de leurs sujets cousins (compositeur, techniques de maquillage, année de sortie et même un acteur), le fait est que le second n’a pas pour objet de sidérer. 2001 : L’odyssée de l’espace, pour ce plan commun d’un os matérialisant le pouvoir destructeur de l’Homme s’élevant (ou pas) hors du règne animal ? Hmm, thématiquement peut-être, mais l’un et l’autre film, s’ils sidèrent tous deux, ne le font pas de la même façon. Astérix, et ses fameuses parties de chasse au sanglier ? Bonne blague, d’autant que l’humour gibsonien est aussi subtil qu’une baffe d’Obélix, mais non. Ran, pour sa semblable scène d’introduction et, au-delà, sa peinture king size de la folie humaine ? Ah, là peut-être tient-on quelque chose. Quelque chose qui aurait trait à cette façon, voisine chez Akira Kurosawa et Mel Gibson, de construire un regard à la fois sidéré et sidérant sur le spectacle d’une apocalypse.
On a en effet tendance à l’oublier, mais cette notion d’apocalypse, dont l’origine grecque du mot renvoie à l’idée de dévoilement, de révélation, a tout à voir avec la question du regard, celui qui une fois changé change le monde avec lui. Or c’est justement sur ce type de regard qu’est construite la grande séquence centrale d’Apocalypto. Une séquence qui, suivant un itinéraire à la fois inverse et identique à celui d’Au cœur des ténèbres, dévoile peu à peu un spectacle de fin du monde en même temps qu’il construit un réseau de signes prophétisant les conditions de son anéantissement. D’un côté donc, le film révèle, cercle infernal après cercle infernal, l’organisation économique, sociale et politique d’une civilisation au stade terminal de son autodestruction. De l’autre, à force d’effets de foreshadowing du genre de ces fresques sanglantes et autres têtes dévalant les escaliers d’une pyramide, il n’a de cesse de créer en nous angoisse (vis-à-vis de nos personnages référents) et attente (pour le rôle assigné à Patte de Jaguar dans le grand barouf à venir).
Alors certes, la structure est celle du scénario, co-écrit par Mel Gibson et Farhad Safinia avec pour probables références l’épisode biblique des dix plaies d’Egypte et, s’agissant plus spécifiquement du parcours de Patte de Jaguar, le monomythe campbellien dans sa dimension cosmique (on y reviendra). À ce même travail d’écriture visiblement très documenté (cf. la richesse du production design) doit-ont aussi peut-être l’idée des seuils à travers lesquels passe le convoi des prisonniers, certains marqués par de simples ellipses, d’autres inscrits dans la scénographie même des lieux (deux clairières, un fossé et un tunnel façon coulisses). Et last but not least, sans doute est-ce encore au moment de la scénarisation du film qu’aura été décidé de décliner l’une après l’autre chacune des causes supposées du déclin des dernières cités mayas (déforestation, destruction des sols, militarisation, épidémies…). Mais à côté de cela, il y a surtout un travail de montage qui, bien que classique dans sa linéarité, ne cesse de dilater le temps jusqu’à la tant attendue « heure sacrée ».
Un redoutable buid-up en vérité ! Et dont la puissance hallucinatoire doit beaucoup au fait que ce qui est retranscrit là, de façon si théâtrale, est en fait déjà en soi un véritable show, type grande messe à cheval entre les jeux du cirque, les rassemblements de Nuremberg et un meeting politique à l’hypocrisie toute américaine - voyez les regards entendus entre le sacrificateur et son roi (2). Or, chacun aura remarqué qu’entre les scènes de batailles de Braveheart (et leurs face-à-face inauguraux façon match de rugby) et celles de Tu ne tueras point (desquelles il aura dit avoir cherché à les filmer comme un événement sportif), Mel Gibson n’en est pas à son coup d’essai dans cette sorte de mélange des genres. Idée a priori douteuse, il est vrai, mais extrêmement payante et pas dénuée de sens à l’arrivée. Puisqu’après tout, qu’est-ce qu’une performance sportive ou politique si ce n’est la sécularisation de codes hérités de « l’art de la guerre » pour l’une et de la propagande qui ne dit pas son nom pour l’autre ?...
Aussi Mel Gibson, dans un double mouvement de complaisance sadique et de recul satirique, épouse-t-il toute cette outrance avec un sens de l’horreur grotesque dont on pourrait faire remonter la filiation aux freaks movies de Tod Browning en passant par Orson Welles et Ruggero Deodato. Soit ici une gamine passant en seulement trois plans du plus larmoyant chantage affectif à une rigolarde étrangeté ; là un pauvre vieux « sans-dent » dont le visage grimaçant ferait passer ceux du cinéma soviétique pour bien lisses ; et plus loin, tous ces corps difformes, brochettes de crânes et autres effets-chocs dont l’un des points d’orgue serait ce plan en vue subjective d’une tête se détachant de son corps ! En somme, autant de rictus formels qui par leurs airs de vanités carnavalesques évoqueraient presque une manière d’art cinématographique du memento mori. Ou l’expressivité monstre d’un cinéaste nous soumettant là, derrière le vernis de l’authenticité, à tout le grand-guignol de son cerveau malade.
Et ceci, faut-il le rappeler, sans quasi aucun mot, la forme étant ici le vibrant prolongement de l’histoire, elle-même porteuse d’une vision du héros en tant qu’incarnation vivante de ce qui meut l’Univers.
Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, etc.
Car oui, il y a une dimension explicitement cosmique dans la geste de Patte de Jaguar. Et la chose est sensible dès cette scène, au début du film, où le clan se réunit autour d’un feu pour y entendre raconter son récit fondateur. Premier indice significatif : il manque au storyteller un bras, amputé comme à nombre de figures mythologiques dites du lawgiver - celui qui l’a sacrifié aux forces du Chaos pour établir la Loi. Deuxième indice : ledit récit, à la fois genèse de l’Homme (l’octroi de ses dons par les animaux) et annonce de ce qui le perdra (ce vide impossible à combler, origine de toutes ses soifs et autres folies). Troisième indice enfin : le cercle, forme dont on retrouve ici au moins deux occurrences : d’abord dans l’auditoire autour du foyer, et ensuite dans ce plan sur le ventre de la femme enceinte de Patte de Jaguar, filmé en plongée tel un astre autour duquel se blottissent père et fils.
Donc, si l’on résume : l’origine, la fin et le recommencement de l’Homme. Mais aussi - par analogie entre les cercles - l’origine, la fin et le recommencement du Monde, tous deux pris dans la même « ronde cosmique » et son éternel cycle de morts et renaissances successives. Surinterprétation, vous pensez ? Ce serait oublier cette drôle d’obsession des indigènes pour la fertilité, gage de survie par-delà la mort. Ou ce rapport mystique établi par les seuls sons et images entre Patte de Jaguar et la forêt : par exemple la façon dont il y pressent la rencontre prémonitoire avec le peuple en quête d’un « nouveau départ ». Et que dire de cet autre rapport, cette fois suggéré par le montage, entre l’épouse du voyant et la Lune. Cette même Lune qui suite à une connexion inexpliquée entre les amants - l’un sur le point d’être sacrifié au sommet d’une pyramide, l’autre prisonnière des entrailles de la Terre - sauve in extremis la vie du premier par sa syzygie avec le Soleil.
Coïncidence ? Mais qu’en est-il alors de ce long champ-contrechamp entre la prophétesse et le héros ? Juste avant qu’elle ne fasse de lui « l’homme qui amène le jaguar », divinité chtonienne en tant que soleil noir du monde souterrain ici désignée comme agent de l’apocalypse maya. À savoir celle qui était attendue pour le XVIe siècle et - ça ne s’invente pas - sous forme d’un déluge déclenché par Ixchel, la déesse de la Lune, des eaux et de la maternité/fertilité... Enfin bref, autant d’analogies et d’effets de synchronicité exemplaires de ce que Joseph Campbell appelait « double perspective ». À en croire le mythologue, en effet, quand bien même nous ne voyons dans ses exploits que « la ténacité de ses efforts face à tous les dangers » (première perspective), « le héros qui agit est [en fait] l’agent du cycle : il perpétue et intègre dans la vie passagère de l’homme l’élan initial qui mit le monde en mouvement. » C’est la deuxième perspective, où le héros se révèle en tant qu’instrument du destin dans « l’accomplissement de l’inévitable ». (3)
Traduction : nul hasard si Patte de Jaguar paraît si increvable et peu à l’initiative de ce qui lui arrive. Car lui et sa femme, dans leurs associations respectives avec deux des principales et complémentaires divinités mayas, sont pensés de la sorte : comme mus par quelque chose s’accomplissant à la fois à travers et bien au-delà d’eux. D’où l’extraordinaire efficacité du chasseur dès lors que, mort et re-né « dans la boue et la terre » tel que prédit, son instinct prend pleinement en charge sa destinée, guidé par la seule mémoire de ses ancêtres (l’aide reçue des animaux) et sa relation de symbiose avec les éléments (eau, terre et air). Alors la peur qui avait « contaminé son regard » et, peut-être, qui sait, attiré l’ennemi jusqu’à son village, la peur qui avait aussi causé la mort de son père et manqué de faire de même avec sa femme et son fils, cette peur-là, enfin, de disparaître. Et pour laisser place à quoi ? À une forme d’hyper-lucidité, les sens en parfaite prise avec son environnement comme la mise en scène de Mel Gibson, façon Tsui Hark des grands jours, en totale synergie avec cette épiphanie païenne.
Et pour cause, c’est que jusqu’à cette renaissance et auto-réalisation du personnage en tant que véritable « homme-jaguar » (cf. sa gestuelle et son allure une fois entièrement recouvert de boue), tout le film avait consisté à l’éloigner de sa forêt-monde, à le couper de ses racines spirituelles comme on tranche une « liane-ombilicale », sépare des enfants d’une figure maternelle ou exile une divinité loin hors du lieu d’où elle tire son aura surnaturelle - ici son don de voyance notamment. Aussi le dernier acte d’Apocalypto, en guise de méga pay off à tout ce qui précède et comme l’image de l’ouroboros face à celle de la pyramide, répond-t-il en tous points point à ce déracinement. Ou comme le résume limpidement la bande originale : from the forest… to the forest. Puisqu’en définitive, il s’agit de refaire tous les liens. Ce qui en termes cosmiques revient à faire tomber la pluie pour réunir le Ciel et la Terre et, de cette union primordiale, bénir d’une eau sacrée le nouveau-né de la « femme-lune » et de l’« homme-jaguar », bla bla bla.
Autant dire qu’à ce moment, le mécanisme de pay off à l’œuvre s’opère autant au niveau du « texte » (les arcs narratifs des personnages) que du « sous-texte » mythologique lui faisant écho jusque dans la sphère des dieux et astres. Bien sûr, rares sont les spectateurs ayant la curiosité d’aller chercher toutes ces références spécifiques à la culture maya - et à aucun moment le film ne le demande pour être compris ! Mais force est de remarquer que si le film frappe tant l’imaginaire dans ce final aux airs d’apothéose, c’est en bonne partie dû à cette fameuse « deuxième perspective ». Car d’une part, c’est elle qui agit sur l’esprit du spectateur à un niveau inconscient, archétypal, là où tout un chacun, quelle que soit sa culture, « comprend » sans avoir besoin de « savoir ». Et d’autre part, parce que si les personnages sont surtout l’affaire de l’écriture et de l’interprétation, cette « deuxième perspective », elle, ne doit son existence dans le film qu’à la quasi seule mise en scène.
Une mise en scène qui trouve alors là, dans le plus pur travail plastique de l’image, matière à fasciner et sidérer une ultime fois. Où ça, là ? Et bien… là, dans ses effets de filage transformant la jungle en tunnels supersoniques tout autour des guerriers coursant un Patte de Jaguar lui-même poursuivi par son animal totem. Là, dans ce travail sur les ralentis immortalisant les combattants tel des dieux en état de grâce : celle atteint dans l’action et rendue avec un maniérisme au croisement de la statuaire grecque et des films d’art martiaux. Ou encore là, dans ce dernier mouvement d’appareil circulaire autour de notre héros, témoin à bout de force d’un débarquement de conquistadores synonyme de Jugement Dernier… Ou l’occasion pour James Horner de discrètement raccorder avec son score du Nouveau Monde. Et pour Mad Mel de se montrer aussi ambivalent dans son rapport à l’Église qu’à la figure paternelle.
J’sens que j’vais conclure
Alors voilà, c’est vrai, Apocalypto n’a pas pour lui la stupéfiante capacité de désorientation de Cabeza de Vaca, petite pépite de Nicolás Echevarría avec laquelle il peut être comparé dans son côté mi-documentaire mi-grotesque. Ce n’est pas non plus, à la façon de Predator, une simple série B transcendée en pur film de mise en scène par le seul talent de son réalisateur, la « faute » à ce souci de Mel Gibson de produire, plus qu’un survival, un véritable film-univers. Et pour ce faire, bien sûr, écriture et mise en image n’hésitent pas, çà et là, à réemployer certains schémas vus et revus : que l’on pense par exemple à la façon dont est reprise au Spiderman de Sam Raimi l’idée de bâtir tension et suspens sur la simple chute de gouttes de sang au ralenti.
Mais qu’on se pose la question : combien de vrais films d’aventure, qui plus est se situant dans un contexte historique aussi rarement exploré que le monde des Mayas, le cinéma de par le monde nous a offert ces dernières décennies ? Probablement très peu, en fait. Et encore moins lorsqu’on attend de ce type de métrage qu’il bénéficie d’un savoir-faire équivalent aux meilleures productions hollywoodiennes ou HK. De là à clamer que Mel Gibson aurait finalement ici satisfait à tous les critères faisant selon lui d’un film une pleine et entière réussite (ses fameux trois E : Entertain, Educate, Elevate), il y a bien sûr une marge. Et libre à chacun de voir dans ce programme une nouvelle preuve que le cinéaste n’est « que » un nouveau Cecil B. DeMille avec supplément sadomaso.
Cela étant, il pourrait être tout aussi intéressant, au-delà de l’effet de sidération qui nous aura occupé ici, de regarder Apocalypto comme un résumé express de l’Histoire de l’Homme, des premières communautés de chasseurs-cueilleurs basées sur l’entraide à l’effondrement de « LA » civilisation sous le poids de maux bien actuels (prédation et darwinisme social, fossé croissant entre peuples et élites, bellicisme tous azimuts…). À moins que l’on adopte une hypothétique « troisième perspective » ou lecture auteurisante. Alors quoi on pourrait s’étonner (ou pas) de voir comment les deux derniers films de Mel Gibson, l’un racontant grosso merdo une Chute, l’autre une forme de rédemption, résonnent avec les soubresauts de sa carrière au moment de leurs productions. Mais ceci est une autre histoire.
Quant au « complexe du loup-garou » que ces diaboliques films pourraient sournoisement chercher à réveiller en chacun, on préconisera, plutôt que de se priver de pareilles opportunités de catharsis - chose plutôt saine à une époque où tout scandalise mais rien vraiment ne choque -, de simplement les faire suivre de quelques films d’Ozu. Voili voilou.
(1) Carl Gustave Jung, Les racines de la conscience, p.129.
(2) Pour une interprétation plus développée du film dans son éventuel propos « politique », voir l’excellente vidéo de M. Bobine.
(3) Joseph Campbell, Le héros aux mille visages, p.461.