L’ouverture d’Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia compte parmi ses rares moments d’apesanteur. Teresa, la fille d’un riche propriétaire terrien, se prélasse au bord d’un lac, anesthésiée par le soleil et la quiétude des environs. Une musique douce, quelques canards voguant sur l’eau, une nature paisible. Ce tableau idyllique est toutefois rapidement battu en brèche par l’irruption soudaine de deux hommes, qui la prient de rejoindre son père, « El Jefe », pour une cérémonie en tous points glaçante. Enceinte, déshonorée au cours d’un rituel public pétrifiant, elle se voit contrainte de révéler, sous la force, le nom du père de son enfant. Le puissant baron du crime n’y va pas par quatre chemins : il pose aussitôt un contrat sur la tête de l’amant honni et se propose de grassement rémunérer celui qui la lui ramènera.
Séance tenante, Sam Peckinpah immerge le spectateur dans un Mexique pessimiste, presque nihiliste, loin des images d’Épinal et appelé à faire école dans un Hollywood qui va pourtant traiter ce long métrage en pestiféré. Alfredo Garcia, l’homme le plus recherché des environs, n’est déjà plus de ce monde. « Sa voiture a refusé le virage, il y avait des rochers, il est mort. » Benny, le pianiste raté d’un bar, l’apprend sans tarder mais y voit surtout l’opportunité d’empocher le magot à bon compte : il lui suffira de décapiter un cadavre pourrissant pour toucher les 10 000 dollars escomptés. Il va être aidé dans cette entreprise funeste par sa maîtresse qui, peu scrupuleuse, venait justement de se faire porter pâle auprès de lui parce que trop occupée à s’offrir à Alfredo ! Ce couple tellement cinégénique est capable de moments de tendresse (la séquence près de l’arbre) mais se caractérise surtout par ses soubresauts tapageurs. Après avoir passé la nuit avec Elita, Benny se désinfecte le sexe à l’aide d’un spiritueux. Il la réveille ensuite en la fouettant plusieurs fois avec un drap, avant qu’ils ne prennent la route ensemble, abrutis par les coups de feu, les riffs de guitare et leur éthylisme.
Il ne faut pas attendre d’Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia une construction dramatique classique. Sam Peckinpah y a d’abord vu un titre, puis une promesse : celle d’un film hautement personnel, partiellement autobiographique (comme pouvaient l’être les longs métrages de François Truffaut), au cours duquel il pourrait enfin s’affranchir des diktats des studios (à l’instar d’Orson Welles, il a vu plusieurs de ses films reconfigurés, amputés, dénaturés par ces derniers, dont Pat Garrett et Billy le Kid l’année précédente). Reprenons dans l’ordre. Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, c’est d’abord un titre et un pitch sommaire du scénariste Frank Kowalski. Le script, en mutation constante, va ensuite passer entre les mains des uns et des autres pour finalement ne se figer que sur le plateau de tournage, où Sam Peckinpah va faire de Benny son pendant fictif, au point de lui prêter ses lunettes personnelles et une partie de sa gestuelle. Mais la résonance entre la fiction et la réalité ne s’arrête pas là, puisque la photographie d’Alfredo que Benny montre à tous ceux qu’il croise n’est en fait rien de moins qu’un cliché de Warren Oates, son interprète. Alfredo est donc Benny, qui se substitue lui-même à Peckinpah, dans une quête commune de renouveau. La mise en abîme a quelque chose de vertigineux.
Science du cadre, désenchantement permanent, personnages tout en fêlures, fusillades occasionnelles, plans passés à la postérité (ce sac cerclé de mouches) : Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia présente suffisamment de reliefs pour que chacun puisse y trouver de quoi s’accrocher. Sam Peckinpah y imprime un faux rythme qui ne permet que de rares moments de respiration. C’est par exemple une demande en mariage pathétique, dans une sorte de bulle narrative, aussitôt éclipsée par une scène d’agression sexuelle au détour de laquelle la victime, Elita, devient elle-même actrice du forfait, en se montrant entreprenante. Cette caractérisation mi-fascinée mi-scandaleuse du seul personnage féminin important n’est pas sans rapport avec la réputation qu’avait Peckinpah à l’égard du sexe faible. Sa vision personnelle irrigue d’ailleurs tout le film et ce n’est certainement pas un hasard si le sulfureux metteur en scène, que l’on sait alcoolique, drogué et excessif, a décidé de résider plusieurs mois à Mexico City avant d’entamer le tournage. Il lui fallait se saisir de l’atmosphère des lieux pour mieux en restituer le ressenti subjectif.
Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia est un film de savoir-faire et de radicalité absolue. Il doit au premier son succès d’estime et à la seconde son échec commercial. Difficile de ne pas déceler du génie dans les partis pris de Sam Peckinpah, dans la construction de ses séquences, dans l’alternance des plans, parfois rejoués au ralenti dans son style spécifique, ou dans l’abîme et la perdition de ses personnages. Mais la médaille a son revers : un marketing mensonger, faisant passer le film pour une Horde sauvage bis, tué dans l’œuf par le désengagement rapide des studios et les interviews catastrophiques du metteur en scène. La profanation des tombes, l’amoralité des personnages (« Je veux en finir une fois pour toutes avec lui »), la succession des tragédies, bref la noirceur inexpiable mue par un homme qui n’a plus rien à perdre, inscrivent le film à mille lieues des usines à rêves hollywoodiennes.
Sur Le Mag du Ciné