L’ambition d’Aquarius relève d’une double approche, le film se donnant simultanément comme le portrait d’un espace (un appartement situé en bord de mer, à Recife, au Brésil) et d’un corps (Clara, l’habitante des lieux), ou, plus exactement, de leur échange – c’est-à-dire, tout à la fois, d’un corps en tant qu’il s’ancre dans un espace, et d’un espace en tant qu’il travaille un corps. De cette appartenance mutuelle ouvrant sur une temporalité étirée, Kleber Mendonça Filho fait l’enjeu premier de son récit. Aussi, quand la sexagénaire en vient à lutter pour conserver son domicile familial contre un jeune promoteur ambitieux incarnant une certaine idée du progrès, il est à craindre qu’Aquarius ne cède à l’impasse nostalgique et rétrograde. Bienheureusement il n’en est rien : la relation de l’héroïne à la modernité est loin d’être à sens unique. Ici, les objets, les lieux, en ravivant des souvenirs, ne font pas regretter un passé hypothétiquement idéal, mais se livrent davantage comme inépuisable réservoir d’histoires, écrin privilégié aux déambulations de l’imaginaire. C’est le regard, sublime et malicieux, d’une vieille tante sur un vieux meuble, qui fait revivre l’image de deux corps jadis enlacés – moment originel et déterminant, qui exhale sur tout le film son parfum mélancolique et entêtant. C’est aussi ce morceau de journal retrouvé dans une pochette de vinyle, ou encore cette présence spectrale d’une gouvernante sur une photo de famille – autant de surprises, d’inquiétudes ou de jouissances remémorées, inscrites à même la texture du réel, qui se répandent et colorent l’instant d’une tonalité singulière.
La démarche à l’œuvre, commune au réalisateur et à son héroïne, n’est donc pas tant de refuser un état actuel des choses en exaltant ce qui a été, que de maintenir les traces, les effluves gorgés d’impressions et d’émotions, du passé au sein même d’un présent qui s’en trouve enrichi. La preuve en est : du magnifique flash-back inaugural, tout en lumières ouatées, à la situation présente, rien n’a fondamentalement changé, puisqu’il s’agit toujours de sceller, par la fête, la danse ou l’étreinte charnelle, une victoire de la volonté et du désir sur des maux qui se développent et qui rongent en sourdine. La métaphore est presque trop limpide : du cancer à un système économique oppressant par des moyens détournés, le combat reste le même. Seulement, par ce travail d’analogie poétique, la charge dénonciatrice du propos se révèle en fait d’une rare violence : le capitalisme, cette dynamique aveugle et oublieuse, dissimulée derrière des masques faussement affables, ne serait en fait rien de moins qu’une irrépressible puissance de mort. Et le film de se conclure sur une note à la fois lucide et enjouée : qu’importe si la victoire n’est pas acquise, tant que l’énergie contestataire subsiste, même comme simple perturbation passagère, puisque la vie est de son côté.
Si la démarche de Kleber Mendonça Filho est intrinsèquement politique, rigoureusement enracinée dans le monde, elle n’exclut pas, bien au contraire, une part fondamentale de rêverie. Aquarius est de ces films rares et précieux qui, par la grâce d’un mouvement de caméra ou d’un raccord, peuvent créer, à tout instant, une sidération pure face aux puissances primordiales du cinéma, à sa capacité de réenchantement du monde, à sa transfiguration du réel par un regard, une idée. De fait, le métrage est parsemé de ce genre de fulgurances où la perception du spectateur se trouve sujette à un trouble profond, comme décuplée dans ses aptitudes. Un immense voile blanc dégringolant d’un immeuble pour venir échouer sur la rue, la silhouette inquiétante d’une ancienne domestique errant dans l’appartement, une porte d’entrée par laquelle s’infiltre une ombre mystérieuse, une poitrine défigurée par la maladie qui se dévoile subrepticement - autant d’apparitions, de révélations, à peine advenues et déjà dérobées, qui ouvrent une merveilleuse brèche au sein du récit. C’est un fait : par-delà son ancrage dans un réel tangible, Aquarius est gouverné, dans ses replis, par quelques puissances magiques. De cette cohabitation naturelle, presque paisible, naît toute la pertinence et la beauté d’un film coloré, sensuel et engagé.
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