La grande force du cinéma de James Gray s’est toujours trouvée dans l’intime : ses personnages, en prise avec le destin, les choix ou leurs quêtes, tentent de panser les plaies de l’existence, et de tenir une ligne de conduite face au code qu’impose leur milieu. Jusqu’alors, le cinéaste avait logé dans des genres déterminés ces destinées : le film de gangsters avant tout, puis la romance (Two Lovers), le récit d’aventures (The Lost City of Z) et même la science-fiction (Ad Astra). Avec Armageddon Time, le cinéaste délaisse les grands arcs romanesques pour évoquer directement son enfance. à la manière d’un Woody Allen dans Radio Days ou du Truffaut **dont les fugues des 400 Coups hantent bien des directions prises par le protagoniste, **James Gray entreprend un travail de reconstruction par la mémoire. Le récit, modeste, s’attachera donc à cette entreprise ô combien proustienne d’une édification du temps perdu : les êtres, les lieux, les sensations. Autour de la figure du jeune Paul, la fougue d’une adolescence turbulente, filmée dans un ambitieux format 2.39 : 1, s’agite dans des ambiances presque sépulcrales, magnifiées par la lumière tamisée de Darius Khondji, qui nimbe de l’humilité du souvenir les tableaux les plus intimes. L’obscurité d’un appartement, les jaunes du Queens des années 80 accentuent ce délicat puis poignant sentiment de double lecture ressenti par le spectateur : à la fois l’immersion dans une destinée qui n’a que l’avenir devant elle, et le regard, en surplomb, d’un homme vieillissant s’acharnant à la reconstruire, avec cette patine automnale de tendresse et de nostalgie.
L’initiation de Paul devra très vite composer avec l’écheveau complexe de l’histoire : issu d’une famille juive, il apprendra le lourd passé de ses aïeux, avant de voir que le racisme et l’intolérance prennent spontanément de nouvelles formes dans sa propre époque. Le destin de son ami noir, condamné à rester derrière les grilles de l’école privée dans laquelle on l’envoie, ou dans un abri de jardins pour échapper aux services sociaux, cristallise les divisions sociales, politiques et raciales d’un pays qui se pense comme le modèle ultime de la démocratie. Le nouvel idéal est en train de naître : celui d’un capitalisme décomplexé, annoncé par l’arrivée de Reagan et cet établissement scolaire tenu par les Trump, et dans lequel les discours élitistes annoncent effectivement la fin d’un monde.
Mais c’est là la grande force du film, que de situer toujours le propos à hauteur d’un enfant qui n’est pas armé pour formuler un discours. Banks est un élan, une force vive qui se révolte, encaisse les coups et ouvre grands les yeux sur les douleurs de l’existence. Capable d’éclater de rire dans un temps présent d’une éblouissante insouciance, ou d’accueillir la disparition progressive de son grand père dans les poignants échanges avec Anthony Hopkins qui, décidément, ne cesse d’incarner à la perfection le grand âge. Banks, et **Gray **au-dessus de lui, n’ont pas de leçons à donner : la vie qu’est la sienne est l’incarnation la plus spontanée de millions d’autres, et montre à quiconque la manière dont un individu compose avec l’Histoire : en se nourrissant d’un héritage, en se confrontant aux injustices, et en poursuivant sa course échevelée sur les rues progressivement gagnées par la pénombre.