« Accorde, ô mon père ! accorde à ta fille de rester toujours vierge. » C’est ainsi, dans un des Hymnes de Callimaque, que la déesse Artémis s’adresse à Zeus avant que celui-ci ne la laisse descendre dans le vaste monde. Hubert Viel, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler dans une autre critique, s’est inspiré de ce poème antique pour écrire son film, dans lequel la déesse de la chasse et de la chasteté s’incarne dans une jeune fille de vingt-trois ans, étudiante en fac de lettres à l’Université de Caen. Farouche, un peu misanthrope également et surtout peu amène avec les humains du sexe opposé, Artémis ne se sent bien qu’en compagnie des animaux et des enfants, c’est pourquoi elle travaille comme baby-sitter à côté de ses études. Elle rencontre un jour au restaurant universitaire une autre jeune fille, étudiante en beaux-arts, Kalie (Kalie Steaux, nous précise sa carte d’identité, clin d’œil à la nymphe Callisto, une des suivantes d’Artémis dans la mythologie grecque), à qui elle propose d’emménager chez elle comme colocataire. Les deux amies vont dans un second temps partir ensemble dans un road trip en Bretagne, à l’issue duquel, faute d’avoir pu planter leur tente sur la plage, elles échoueront dans une fête de jeunes gens à Cherbourg, au sein d’une ambiance décontractée sur fond de drague gentille et de chansons paillardes. Toutefois, Artémis, courtisée par un sympathique pizzaïolo italien et prête de peu à lui céder, se rappellera au dernier moment de ses divines attributions et transformera l’audacieux soupirant en cerf. Callimaque l’avait écrit en son temps : « N'aspirez point aux faveurs d'une déesse toujours vierge ; Orion, Otus en ont trop éprouvé le danger. » Le pizzaïolo s’appelait Fernando et non Orion, mais l’avertissement était valable pour lui aussi.


On voit donc dans ce pitch que la fantaisie le dispute à l’énoncé d’une certaine quotidienneté, certes magnifiée par le filtre poétique du super 8 noir et blanc mais visant tout de même une forme de réalisme. Un réalisme qu’on trouve notamment dans la construction très naturelle, très déthéâtralisée des dialogues, souvent syncopés, parfois même carrément laborieux comme lorsqu’Artémis confie à son amie sur la plage une expérience malheureuse vécue avec un garçon. A cette introspection de l’héroïne répond la gouaille de Kalie, petit bout de femme à peine sorti de l’adolescence (mais Callimaque n’écrit-il pas que les nymphes réunies autour d’Artémis étaient âgées de neuf ans ?), jouée par une Noémie Rosset à la voix suraigüe et à la dégaine gavrochienne, composant une figure qui n’est pas sans rappeler celle de la malicieuse Miou-Miou en un autre temps. Plus enfantine que réellement féminine, plus proche du lutin que de la naïade, elle enchaîne les aventures sexuelles en toute candeur et sans arrière-pensée, tandis que sa colocatrice pêche des anguilles dans la rivière, prépare de la confiture d’orties ou marche parmi les biches, déambulant tout en mouvements déliés avant de s’asseoir, vêtue de sa tunique olympienne, pour fumer une cigarette.


C’est en effet dans une tenue antique et munie d’un arc qu’elle apparaît quelquefois de manière fugace, trottinant dans la forêt ou au bord de la mer, usant par deux fois de ses pouvoirs célestes : pour échapper aux avances de Fernando et pour mettre en fuite des policiers qui tentent de procéder à l’arrestation de Kalie – ils détaleront sans demander leur reste pour échapper à la foudre que Zeus leur envoie du ciel. Le dieu des dieux, évoqué en début de film entre un portrait photo d’Apollon, le frère d’Artémis, et un pot d’orties fanées, apparaît dans les souvenirs de la jeune fille (souvenirs toujours tournés en super 8 mais cette fois en couleurs) où il incarne une figure très caractéristique du père, celle d’un homme skiant, image d’une enfance parmi d’autres images – un chien jouant dans la neige, un chalet dans la montagne, une dessin animé japonais sur le téléviseur, une bouilloire dans un intérieur rupestre.


Car n’en doutons pas, Hubert Viel est un nostalgique. Ses clins d’œil à Rohmer, son goût pour l’esthétique de la Nouvelle Vague, sa manière de recourir à d’anciens modèles de caméra pour obtenir ce grain si particulier ou ces effets de flou, en attestent. Mais c’est un nostalgique qui ne se prend pas complètement au sérieux, qui ne s’enferme pas dans son rôle et qui joue avec les codes, brisant volontairement par certains détails choisis les artifices qu’il avait pu mettre en place. Ainsi, si le super 8 évoque au spectateur une période spécifique du siècle passé, il n’en reste pas moins que le récit nous est contemporain, qu’il est question de pizzas à emporter, de centrales nucléaires Areva, de tentes de camping Quechua ou de graffitis sur les murs de l’université appelant à refuser le CPE. Si Kalie dégaine volontiers son polaroïd, petite touche vintage qui ne dépareille pas dans l’esthétique générale du film, Artémis visionne les classiques du cinéma sur le lecteur numérique Quicktime de son laptop. Et lorsque Fernando se retrouve transformé en cerf, Kalie n’oublie pas d’en informer son amie par texto…


Cette prise de distance ironique apparaît dès les premières minutes du film qui commence comme un faux making-of, Hubert Viel nous expliquant en quelques mots le thème que le sort lui imposé avant de nous emmener dans les rues de Caen jusqu’au domicile d’Artémis. Narrateur extradiégétique, il assure le commentaire du récit et réapparaît même physiquement à plusieurs reprises, interagissant avec les personnages, pour pousser Artémis à adresser la parole à Kalie lors de leur première rencontre ou pour réveiller cette dernière qui s’était endormie dans le train. Son dernier commentaire – lorsque Kalie, rentrée à la maison seule et par ses propres moyens, se jette sous les draps du lit qu’elle partage en commun avec Artémis – laisse entendre, avec pudeur et humour, qu’il pourrait y avoir un peu plus que de l’amitié entre la déesse et sa nymphe. Un rôle de récitant, discret mais omniprésent, qui rappelle lui aussi la Grèce antique et notamment son théâtre.

David_L_Epée
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le 22 janv. 2016

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