Le deuxième long métrage d’Hubert Viel apparaît à la croisée de tant de chemins différents qu’il en devient tout bonnement inclassable. Et pourtant, la richesse et l’éclectisme des influences perceptibles dans son film, loin de constituer un fourre-tout dépareillé et indigeste, aboutissent paradoxalement à une certaine épure, le cinéaste ayant pris soin, aux diverses sources où il a puisé son inspiration, de ne conserver que le meilleur, avec légèreté et sans démesure. De la Nouvelle Vague qui semble particulièrement l’inspirer (il faut impérativement voir son court-métrage "Avenue de l’Opéra" qui est un véritable hommage au genre), il garde la somptuosité d’un noir et blanc tout en nuances mais tourne résolument le dos à une certaine vanité caractérisant trop souvent les récits de cette période de l’histoire du cinéma. De la tradition du film d’enfants, il conserve la fraicheur – on devine une direction d’acteurs particulièrement efficace – mais sans tomber ni dans la mièvrerie ni dans la complaisance. L’aspect narratif et pédagogique (les enfants réunis autour d’un vieux conteur à la tête chenue, les rapides avancées chronologiques, la récurrence des mêmes figures incarnant divers personnages) n’est pas sans rappeler certains feuilletons animés pour enfants comme "Il était une fois l’homme"… Comme l’ont suggéré certains médias, comme la revue Première, on peut également voir du Miyazaki dans cette histoire qui ressemble à un conte ainsi que dans le message écologique qu’il délivre, comme on peut voir du Monty Python dans la liberté des costumes (l’aspect général et la symbolique l’emportent sur l’exactitude historique) et un certain humour dans les dialogues. Tout cela est mis au service d’une thèse qui, elle, est tout à fait sérieuse : la démystification d’une historiographie républicaine et progressiste selon laquelle le statut des femmes en Europe, avant la Renaissance et surtout avant la Révolution, aurait été un enfer.
Le film s’ouvre avec la présentation d’une zone pavillonnaire sans âme, entre villas proprettes et stéréotypées et éoliennes silencieuses. Dans ce no man’s land des classes moyennes, de petits garçons s’adonnent à un jeu vidéo d’inspiration médiévale, au grand déplaisir de petites filles qui auraient préféré « jouer au Moyen-Âge pour de vrai ». De guerre lasse, elles vont au salon rejoindre le grand-père, interprété par Michael Lonsdale qui, avec le personnage très discret de la mère, sera la seule figure adulte du film. Pour distraire les enfants, le vieil homme ouvre alors un livre et leur narre la véritable histoire du Moyen-Âge, une histoire dans laquelle les femmes, loin d’être asservies sous le joug d’un patriarcat obscurantiste, étaient plus libres qu’on ne le pense et surtout plus respectées. Nous progressons dans le temps depuis le concile d’Ephèse jusqu’aux amours d’Agnès Sorel en passant par l’influence de Clotilde dans la conversion de Clovis, par les audaces savantes d’Hildegarde de Bingen, l’idéalisation platonique de la femme à l’époque de la poésie courtoise ou les exploits guerriers de Jeanne d’Arc. D’ailleurs, à l’exception de cette dernière, Hubert Viel ne se focalise pas sur les figures féminines médiévales les plus connues (il ne dit ainsi pas un mot de Marie de Champagne, de Christine de Pisan ou d’Aliénor d’Aquitaine) mais préfère mettre en lumière des figures secondaires ainsi que des femmes anonymes ou des personnages carrément sortis de son imagination, comme cette petite Euphrosine qui, venue amener du miel de lotus à Cyril d’Alexandrie, voit celui-ci s’agenouiller devant elle, frappé soudain comme une évidence par la sainteté de la Vierge…
Construit comme un film à sketches, ce qui lui permet de franchir les siècles et de passer d’une époque à l’autre, "Les Filles au Moyen-Âge" est un film à thèse dépourvu de la lourdeur et de l’esprit de sérieux souvent associés à ce type de propos. Si Hubert Viel connaît fort bien son sujet et qu’il s’est documenté avec rigueur avant d’écrire son scénario – ce dont j’ai pu me rendre compte en échangeant avec lui – il a préféré faire passer son message sous une forme poétique plutôt que strictement historienne. Et tant mieux puisque nous sommes au cinéma ! Afin de donner de l’esprit à son propos et de ménager une certaine spontanéité dans le jeu de ses jeunes acteurs, il se permet de temps à autre, notamment dans le langage, quelques anachronismes, mais sans excès, savamment dosés, afin de ne pas en faire un ressort comique systématique. Les ellipses, le sens de la synthèse, le recours aux métaphores visuelles, permettent d’alléger le message tout en faisant sourire le spectateur au moyen de divers procédés : l’adoucissement de la situation des femmes après la fin de l’Empire romain exprimé par des scènes de lapidation de plus en plus mollassonne, des chaines qui tombent d’un coup des poignets des esclaves pour illustrer le message du Christ, Lonsdale interrompant sa narration en voix off pour dialoguer en aparté avec Charles VII…
Je n’ouvrirai pas le débat ici sur la valeur scientifique de la thèse historique défendue par Hubert Viel car je ne suis pas en mesure de le faire et c’est davantage au cinéaste qu’au militant que je m’intéresse. Ce n’est pas tant sa critique de la modernité ni sa réhabilitation du Moyen-Âge qui m’interrogent que sa condamnation, un peu sommaire à mon sens, de l’Antiquité païenne et du statut qu’y occupait la femme – mais c’est une tout autre histoire et ce n’est de toutes façons pas le cœur de son sujet. La dernière partie du film, peut-être la plus polémique, lie symboliquement les femmes, leur liberté et leur savoir-faire ancestral à la culture de la terre, et met en parallèle leur aliénation avec la spéculation agricole puis, quelques siècles après, avec l’agriculture intensive. Un petit garçon, vêtu comme un homme d’affaires contemporain (mais qu’on aurait aussi tout à fait pu représenter dans un costume du XVIIIème siècle tant la référence aux débuts du libéralisme et aux physiocrates est transparente), fait irruption dans le jardin des petites filles, mandaté pour rationaliser la production. Ainsi commence le règne du fonctionnel, du quantifiable, de la modernité, signifié à l’écran par un retour de la couleur qui, loin d’amener de la beauté à l’image, la lui retire. Les moissonneuses batteuses et les grands parkings de Carrefour remplacent les sous-bois et les potagers sauvages. Devant le dépit de ses jeunes auditrices à la fin de son récit, le grand-père leur montre, au pied d’un mur du quartier résidentiel, persistante, une tige de camomille, réminiscence du passé et promesse d’espoir. Dernier symbole, éloquent, d’un film qui en aura fait défiler bien d’autres.
Voir mon entretien vidéo avec Hubert Viel