Dans un récent ouvrage (Les théories du cinéma depuis 1945, Armand Colin, 2015), Francesco Casetti expliquait qu’un film, en soi, était une création très proche d’un rêve : même caractère visuel, même liberté de manœuvre, même absence de principe causal strict, recours au même pouvoir évocateur, même adhésion empathique, même processus d’identification et de projection. Cela n’a sans doute jamais été aussi vrai que pour The Forbidden Room, chef-d’œuvre d’une troublante beauté et auquel aucun autre long métrage ne paraît pouvoir être comparé. J’avais été très enthousiasmé il y a une dizaine d’années par The saddest music in the world du même Guy Maddin, et je retrouve dans ce nouvel opus la même poésie, le même perfectionnisme d’orfèvre, la même performance technique époustouflante mise au service de l’onirisme.
Le projet des deux cinéastes a déjà, dès le départ, de quoi faire rêver : obsédés par l’idée de tous les films qui, dans l’histoire du cinéma, furent perdus (égarés, brûlés, détruits, etc.) et qu’on ne verra jamais, ils se donnent le défi de recréer ces films, à partir d’un souvenir, d’un article de presse, d’un scénario, d’une rumeur, d’un fantasme. Surgissent les fantômes d’œuvres imaginées – mais jamais réalisées – par Jean Vigo, par Murnau (ainsi de cette étonnante histoire de la statue du dieu Janus), par tant d’autres, accompagnés d’autres fantômes, ceux de films qui n’avaient sans doute même jamais été imaginés jusqu’ici mais qui prennent vie grâce à la magie de cette résurrection. Une résurrection qui n’a rien de scientifique et qui, au contraire, sacrifie intégralement au romantisme de cette non-histoire du cinéma, de cette histoire des possibles, de cette histoire de ce qui n’est plus et de ce qui, pour une grande part, n’a jamais été. Tout cela servi par un casting aussi éclectique que prestigieux, de Charlotte Rampling à Mathieu Amalric, dont les visages connus ne parviennent pourtant pas, bien heureusement, à rompre l’impression de profonde étrangeté de l’ensemble.
On se laisse alors sidérer, durant plus de deux heures, par ces récits en tiroirs enchâssés les uns dans les autres : aventures, voyages, mélodrames, fables surréalistes. L’équipage d’un sous-marin rempli de gélatine explosive s’apprête à mourir faute d’oxygène mais hésite à alerter le capitaine ; un bûcheron part à la recherche de la femme qu’il aime, kidnappée par les Loups Rouges, les terribles brigands du Schleswig-Holstein ; un professeur en peignoir donne un cours sur le thème du bain ; un voleur de calamar est pourchassé par une tribu aborigène ; un psychiatre exerce son métier dans un train quelque part entre Berlin et Bogota ; un mafieux spécialiste de « la fraude à l’assurance-squelette » assassine un chirurgien ; un jardinier repris de justice déambule, menotté, entre des moulins à vent ; des amants éconduits sont transformés par le sort en bananes-vampires ; on aperçoit une collision de dirigeables, un homme traqué par son double, un volcan qui rêve… Ce ne sont là que quelques histoires parmi toutes celles qui sont racontées, liées entre elles à la façon d’un roman picaresque mais exposées dans un désordre hypnotique qui conforte le spectateur dans son impression d’assister à tout cela dans un état second. Une mention particulière pour l’épisode musical (sur une chanson du groupe Sparks) durant lequel un homme, joué par Udo Kier, subit trépanation sur trépanation pour conjurer son obsession des postérieurs féminins et échapper à l’emprise d’une domina fouetteuse et ricanante interprétée par Géraldine Chaplin. Le médecin, qui l’opère à trois reprises pour le guérir, tente de le rassurer : « Votre cerveau est maintenant aussi lisse que les fesses d’un bébé. »
The Forbidden Room, c’est aussi une fantastique prouesse technique, la création enivrante d’une esthétique unique à base de surimpressions, d’images grattées, de scènes filmées avec des lentilles enduites de vaseline, de couleurs délavées. Tout est fait, sur le mode de l’artisanat, du bricolage génial, pour retrouver de vieilles patines, un visuel correspondant aux réalisations de jadis, des balbutiements du muet aux explosions du technicolor. L’usage récurrent des intertitres, des cartons à l’ancienne, qui viennent se substituer à la parole ou l’accompagner, contribue à cette atmosphère surannée, jusque dans le ton vieillot du langage utilisé – comme lorsque le bûcheron Cesare, pénétrant dans une caverne, s’avance « dans les griffes d’une menaçante mélodie ». Jamais on n’aura, par l’image ni par l’idée, approché de si près l’impression du rêve. Les souvenirs qu’on en garde à la sortie de la projection, souvenirs flous, confus, mélangés, envoûtants, sont à l’image de ces visions fuyantes et évaporées qui constituaient le film. Guy Maddin a expliqué lors de la présentation de son œuvre que ses acteurs débutaient chaque journée de tournage par une séance de spiritisme et que c’est sans texte, sans directive, possédés seulement par l’esprit errant des films oubliés, qu’ils se mettaient à jouer. A voir le résultat, on serait presque tenté de le croire.