Au sortir de la séance, je me suis rendu compte que j’étais à peu près incapable de décrire ce que je venais de regarder, que des images flottaient dans ma tête éparses comme des débris après un naufrage et, au bout d’un moment à essayer de démêler, je me suis dit qu’au fond c’était sans doute bon signe : parce qu’à l’évidence, un film avec un parti pris artistique aussi radical – retranscrire le rêve entier, dans sa liberté, son absurdité, sans atténuation ni logique narrative – ça exige de ne surtout pas intellectualiser, de ne pas quitter l’immédiateté spontanée de la sensation, sous peine d’en détruire la poésie. Un plan assez drôle d’ailleurs montre un couple s’embrasser sur un rivage avec à l’horizon un cerveau gigantesque qui flotte sur l’océan ; un petit bombardier passe et détruit le cerveau ; le couple continue de s’embrasser… en guise de panneau enjoignant le spectateur à se laisser aller sans essayer de surinterpréter, on ferait difficilement plus efficace !
Tranquille étrangeté
Et pour qui se laisse aller, le film touche à des sentiments profonds et inhabituels. D’une part parce qu’il passe par des représentations à la fois très intuitives, confuses, peu conceptuelles, et qu’il se moque éperdument d’être inintelligible du moment que ses images ont un impact émotionnel ; d’autre part parce qu’il ose mélanger, sans du tout avoir peur du mauvais goût, des registres qui ne se côtoient habituellement pas : le comique, l’angoissant, le fabuleux, le grotesque, le mélancolique, etc.
Une contributrice sur le site a tenu à parler d’étrangeté en distinguant très justement d’avec la bizarrerie : et c’est vrai que, dans son étrangeté, le film ne cherche jamais à être glauque ou dérangeant, simplement intime, fantaisiste, libre et dépaysant. Et ça fait plaisir de voir un film de ce genre, d'un tel exotisme, d'une telle radicalité, réussir à frayer son chemin, à se faire, avec le concours d’aussi bons comédiens qui plus est – on y croise Charlotte Rampling, Mathieu Amalric, Udo Kier – puis bénéficier d’une diffusion en salles, fût-ce une trop confidentielle.
Qui est-ce qui rêve ?
Et c'est tout bête, mais c'est peut-être ce que j'ai trouvé de plus inédit et fascinant à ce film : qu'on le passe entier à assister à un rêve, sans jamais savoir qui est le rêveur. Cela recoupe assez bien d'ailleurs l'impression que me faisait déjà le titre : qu'en se rendant dans cette « chambre interdite », on pénétrerait le genre de recoin si secret qu'une fois les portes refermées, on ne saurait même plus où il se trouve.
Qui est-ce qui rêve, alors ? Il faudrait ne serait-ce que discerner si la fantasmagorie très éclatée que propose Maddin est susceptible de correspondre à l'onirisme d'un même sujet, et rien qu'en la matière il y aurait certainement besoin de compétences de psychanalyste pour affirmer quoi que ce soit. Mais comme je disais, sans donner dans la surinterprétation : s’il fallait simplement essayer de deviner et laisser jouer l'imagination, l'impression que cela m'a donné a été d'assister non pas au rêve d'un être humain mais à celui d'une vieille salle de cinéma… comme si un projecteur très ancien avait pris vie et s’était mis à se souvenir dans un flot confus d'un siècle d'images emmêlées des films qu'il aurait tout ce temps diffusés.
Le cinéma pour sève
Au-delà des panneaux empruntés au cinéma muet – qui, ici, viennent dialoguer avec le son – ou de l'effet de pellicule usée qu'arbore tout le film et qui donne clairement le sentiment d’explorer l’intérieur d’un cinématographe plutôt que celui d’une boîte crânienne, le fait d’y avoir assisté dans une petite salle d'exploitant indépendant à l'ambiance très rétro n'a pas dû être étranger à cette impression – surtout si l’on tient compte de l'importance que peut prendre le lieu de projection lors d’une séance de ce genre, où un film aussi sensoriel et expérimental envahit tout l’espace au point de transformer la salle en une espèce de bulle immatérielle où les repères ordinaires du monde extérieur n’ont plus cours.
Mais plus encore, c’est que ce film est parcouru de part en part par sa cinéphilie : l’audace de sa proposition formelle en fait quelque chose de très neuf – ce qui, rien qu’en soi, aurait déjà de quoi susciter du plaisir et de l’admiration – mais le tout est imprégné de beau cinéma et déborde de réminiscences impérissables : ne serait-ce que par l’imagerie que ça déploie, c’est plein de Méliès, de Murnau, de Lynch... Non pas que ce soit à la hauteur d’aucun des trois en terme de puissance véhiculée par l’image, mais très franchement, ça n’a pas à rougir de la comparaison.
Magma d'images
Pourtant il y a bien une demi-heure au bout de la première heure où ça commençait à tourner à vide, où j’ai cru que ça allait virer à la simple démonstration, incapable de se renouveler ou de revigorer son idée de départ. Mais toute la fin reprend en intensité, d'une intensité très particulière qui passe entièrement par la sensation brute et par la richesse des images, alignées comme autant de morceaux à moitié décousus pris dans un tourbillon de pensées de plus en plus folles. La réalisation à cet égard a été profondément étudiée pour que le style colle au sujet : formes indistinctes, masses mouvantes, montage syncopé, saccades, rejets, coupes abruptes, surgissements et glissements de situations absurdes, répétitions, piétinements, ellipses, retours, etc. “Jamais on n’aura, par l’image ni par l’idée, approché de si près l’impression du rêve”, ai-je lu dans une autre critique : je ne dirais pas autrement.
Tout baigne dans une sorte de magma, d’indifférenciation primitive des formes, des sons et des idées, et ce qu'il y a de plus bluffant encore que l’effort technique ou que le jusqu’au-boutisme de la démarche, c'est de voir dans le magma reprendre forme une quantité de tableaux et de scènes assez formidables… une, en particulier, m’a beaucoup tourné dans la tête depuis : un homme poursuit son double, contre qui il vient de gagner aux enchères un buste de Janus dont l’une des deux faces ressemble à celle d’un démon ; il le rattrape, semble-t-il pour le tuer, et lorsqu’il surgit derrière lui, on le retrouve transformé comme s’il s'était confondu avec le buste, en une sorte de Nosferatu terrible et menaçant ; l’autre homme lui demande de le laisser raconter une histoire avant de le tuer, puis raconte celle d’un empoisonnement au laudanum, le visage d'une femme mourante, une silhouette qui se penche sur une mère alitée, et la musique qui pendant ce temps atteint une espèce de point d’orgue fascinant... À plusieurs reprises, aussi, il y a des scènes d'amour assez envoûtantes, avec à la musique du Chopin tellement assourdi, déformé, qu'il semble résonner à travers des années lumières de refoulement et d'oubli.
À vrai dire, j'ai bien dû quitter l'écran des yeux quelquefois dans la première moitié du film – ce qui ne m’a pas paru si dérangeant, tant scruter les réactions des autres spectateurs peut faire partie de ce genre d’expérience – mais au bout d'un moment, dans la seconde, je me suis senti si déconnecté du reste du monde, si immergé par l’espèce d'étrangeté liquide dont le film avait rempli la salle, que je n'avais même plus idée du temps qui passait où de quand la projection allait bien pouvoir s'arrêter... et elle m'a presque paru s’arrêter trop vite, finalement.
En un mot comme en trop : ça mérite d'être vu, vraiment !