Arthur Rambo s'inspire librement de l'affaire Mehdi Meklat, ce jeune écrivain et figure de proue du Bondy blog, promis à un brillant avenir avant qu'il ne soit rattrapé par ses dizaines de tweets haineux et racistes, signés sous le pseudo de Marcelin Deschamps. Laurent Cantet adapte cette histoire et la transpose dans la trajectoire de Karim D. A l'instar de Mehdi Meklat, Karim D. connaît une ascension fulgurante. Sa web tv cartonne et son premier ouvrage lui apporte les louanges du microcosme littéraire parisien. L'intelligentsia se plaît à aimer ce jeune prodige à la tête bien faite, symbole de la méritocratie des quartiers populaires, qui a su faire de ses origines et de son extraction populaire une force littéraire et un désir de réussite.
Et puis le passé rejaillit à la surface et va anéantir en plein vol cette ascension… Il s'avère que Karim D. avait un double maléfique. Entre 16 et 20 ans, son double, Arthur Rambo, alimentait tweeter de ses dizaines de messages haineux, un fatras des pires insanités antisémites en plein deuil des attentats de Paris, de misogynie crasse et d'homophobie décomplexée...
La presse s'en empare, la fachosphère se déchaîne, sa maison d'édition active le frein à main et se désolidarise, ses amis et sa copine lui tournent le dos. Dans un premier temps, Karim D. ne comprend pas ce revirement. Après tout, ses proches et ses soutiens les plus intimes connaissaient pertinemment l'existence de ces tweets et ne se privaient pas de rire à chacune de ses provocations, voire même de les relayer. D'autant qu'Arthur Rambo avait un fan club : 250 000 followers suspendus à toutes les outrances numériques, cela permettait d'entretenir le veau d'or de la notoriété, cette drogue des temps (post-)modernes à la sauce digitale... Dans un premier temps Karim D. ne semble pas comprendre : il va de soi qu'Arthur Rambo était un personnage de fiction, une catharsis haineuse, un moyen de pousser à son paroxysme les limites de l'outrance et de la provocation, mais en aucun cas, la traduction de ses propres opinions... A moins que... ce double maléfique ne soit en réalité le ça freudien de cette jeunesse de quartiers populaires ségrégués, la rémanence d'une idéologie patriarcale, victimaire et raciste, certes refoulée mais présente à l'état latent. Karim D. finit par vaciller et se met à douter de lui-même. Qui est Arthur Rambo ? Un double antithétique de Karim D., une schizophrénie, la face sombre d'un seul et même personnage ? Nous n'aurons pas de réponse univoque. Il faudra néanmoins que le regard des autres se dresse devant Karim comme un miroir pour lui permettre de percevoir, certes trop tardivement, l'image répugnante de ce double de haine. Nous sommes toujours notre pire ennemi. Cette épreuve du miroir est nécessaire pour que l'humain ressente dans se chair la portée dramatiques de ses actes.
Sans oublier cette question lancinante : pourquoi n'a-t-il pas supprimé ces messages compromettants à la sortie de son ouvrage, lorsque tous ses amis l'invitaient à le faire ? Acte manqué, suicide inconscient, conflit de loyauté sociale ? En effet, quand on est issu des quartiers bétonnés de banlieue, on n'intègre pas impunément les dorures de la reconnaissance sociale des beaux quartiers, ce monde blanc, jugé inaccessible et endogame, sans éprouver un sentiment ambigu de trahison sociale.
Laurent Cantet a l'intelligence de rester à bonne distance de Karim. Le réalisateur ne le juge pas mais ne prend pas pour autant sa défense. Son récit nous amène à nous interroger collectivement sur les causes et les conséquences de nos actes. Doit-on souffrir éternellement de nos écarts de jeunesse ? Peut-on franchir impunément toutes les limites de la provocation ? Questions vertigineuses. Plus encore, Laurent Cantet interroge les maux de notre époque et en particulier l'addiction à la drogue dure du buzz et de la notoriété factice du monde digital réticulaire, lequel permet d'acquérir un nom à peu de frais avec la protection lâche et illusoire de l'anonymat des écrans de smartphone.
Laurent Cantet pose une autre question centrale : tout message et tout médium, met en relation un émetteur et un récepteur. Or, si Karim D. peut tenter de se retrancher derrière le deuxième ou le troisième degré, qu'en-est-il de ceux qui le reçoivent. Le petit frère de Karim apporte une réponse édifiante à cette question : lui, il le défend son frère et il ne renie rien. Dans une société marquée par le totalitarisme du premier degré, il ne faut pas espérer trouver chez son interlocuteur les clés de compréhension de la subtilité du double discours ou de la licence littéraire. De facto, les messages haineux résonnent chez les lecteurs comme un encouragement à la posture victimaire des jeunes de quartiers, un appel à la loyauté aveugle vis-à-vis d'une culture identitaire d'un bled fantasmé et dans lequel le conflit israélo-palestinien devient la métonymie de leur propre sentiment d'exclusion sociale et culturelle... Et pourtant Karim D. est le pur produit de l'intégration républicaine ; il manie le français à merveille, sa langue maternelle et n'a aucune raison de détester les juifs ou les homos. Sa mère est là pour le lui rappeler dans une sublime scène de dialogue mère-fils : "ce n'est pas chez nous qu'on pense comme ça" assène-t-elle à un fils subitement confronté à ses responsabilités et surtout aux conséquences désastreuses de ses actes pour l'ensemble du corps social dont il était devenu le parangon de réussite. Car derrière la déchéance sociale d'un homme, c'est tout le clan qui en sort éreinté : " tu n'imagines pas à quel point nous sommes fragiles" lui dira, affligé, son meilleur ami qui comprend à quel point le moindre grain de sable peut enrayer subitement le moteur de l'ascenseur social.
Arthur Rambo est un film très réussi, avec cette caractéristique des œuvres marquantes : celle d'occuper durablement l'esprit du spectateur et d'en appeler à son intelligence en le laissant élaborer sa propre réponse aux questions posées.
Par ailleurs, Cantet offre un premier rôle magistral au jeune Rabah Naït Oufella. Ce film met en valeur ses seconds rôles, dont Antoine Reinartz qui confirme l'étendue de son jeu et Sofian Khammes dont le talent devrait enfin lui permettre d'incarner à l'écran d'autres rôles que ceux de délinquants. Sans oublier cette scène touchante entre Karim et celle qui fut sûrement son mentor littéraire. Anne Alvaro, devenue trop rare à l'écran, incarne avec grâce cette fonction maternelle symbolique. Elle ne juge ni ne condamne. Elle se contentera de dire : "tu es en train d'apprendre". Apprendre de ses erreurs, c'est bien cela dont il est question.

Samfarg
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le 13 févr. 2023

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