Le cinéaste espagnol Rodrigo Sorogoyen n’a pas son pareil pour représenter des personnages complexes, dont la résistance aux drames n’emprunte jamais les sentiers battus de la psychologie schématique. Au contraire, règnent dans ses œuvres l’insondable et l’ineffable, deux forces qui rappellent que le cinéma reste avant tout un art visuel qui capture et interroge le temps, plutôt l’homme à l’épreuve du temps. As Bestas semble alors fonctionner en diptyque avec Madre par son attachement à une figure féminine, ici épouse, là mère, contrainte de faire son deuil contre vents et marées, et en deçà de la morale. Dix années séparent, dans les deux cas, et ce qui advient ensuite passionne davantage parce que nous retrouvons un personnage qui a entretemps évolué sans nous, sans personne d’ailleurs.
Sorogoyen, par son ancrage dans des traditions familiales qui définissent le septième art espagnol – pensons à la filmographie de Pedro Almodóvar ou de Carlos Saura, entre autres –, questionne la place ainsi que la légitimité d’une femme à se reconstruire par elle-même, en suivant les mouvements de son cœur, dans un environnement apparemment peu propice à une telle entreprise. Le bar breton pour Elena, l’exploitation agricole pour Olga. Deux femmes qui ont quitté leur pays natal pour s’épanouir ailleurs, suscitant l’incompréhension tant de leurs proches que des locaux.
As Bestas se distingue alors par la xénophobie que subit son couple principal, voire même par une forme de racisme – compte tenu du rapprochement entre humanité et animalité –, sentiments qui s’avèrent d’autant plus forts qu’ils touchent des Français blancs, public d’ordinaire tenu à l’écart, davantage spectateur ou bourreau que victime. Le long métrage réussit à nous faire ressentir le poids du temps, un temps marqué par l’insécurité croissante, la violence larvée et la vengeance, un temps d’amour aussi, puisqu’il s’agit, en faisant éclater la vérité, de préserver la mémoire de celui qui, sinon, disparaîtra pour toujours. Une œuvre puissante et maîtrisée.