Je crois que c'est pour ça que j'aime tant regarder les gens plutôt que mon livre lorsque je prends le bus pour quitter le travail. Avant, je ne faisais que lire, partout et tout le temps, une minute ou une heure devant moi. Maintenant, je regarde les gens. J'observe un vieillard qui sort de la boulangerie avec sa baguette en main, une femme sortie fumer une cigarette devant son entreprise, un groupe de jeunes qui discutent, sac sur le dos, et attendent à l'arrêt de bus. Je ne savais pas pourquoi je passais mon temps à contempler cette humanité qui me dépassait, cette humanité préférable à mes rêveries depuis gamin dans mes livres. Je n'ai pas d'amour particulier pour les gens. Ils passent dans ma vie comme la brise sur les feuilles orangées de l'automne. Ils ne m'appartiennent pas et je ne leur appartiens pas, et cela ne change rien. Je reste ce végétal bruni par la vie, un peu trop faible pour être pris en considération, un peu trop faible pour être vu. Je pense que j'attendais trop des gens. Je pense que j'attends toujours trop des gens. J'attends de leur part qu'ils soient comme je l'entends. Je crois que c'est pour ça que je n'aimais pas regarder les gens, avant. Je ne voulais pas qu'ils ne soient pas comme je voulais qu'ils soient. Je souhaitais qu'ils me ressemblent. Peut-être pour qu'ils fassent attention à moi.
Au final, j'ai appris à admirer l'autre. J'ai appris à m'oublier, et à me passionner pour ce que je pouvais voir, entendre, comprendre. Je ne déteste plus les gens, j'ai troqué mon apparat de haine, acquis depuis l'adolescence, contre un châle qui recouvre à peine mes épaules si peu larges. Je ne suis plus l'enfant craintif. Je ne serai plus l'enfant qui tire de la nature la seule vérité du monde. Cette vérité est aussi pure chez l'autre, aussi impérieuse, aussi belle et jaillissante. Je crois que c'est pour ça que j'aime tant regarder les gens désormais. Je ne leur demande plus l'impossible. Je ne leur demande plus le futur ou les éloges omniscients de la nature sur ce que j'ai en moi et pourquoi je dois en être fier. Quand je regarde quelqu'un à travers les vitres du bus, quand je suis juste derrière le chauffeur, le souffle si retenu que l'on ne saurait me voir, je fais du bien à mon âme en souriant à celle des autres. Quand une personne est en train de vivre devant moi, que ni elle ni moi sommes venus combler quoique ce soit, qu'elle ne sait pas qu'à cet instant précis le fait d'exister a de l'importance, est le centre d'intérêt d'une autre vie, qu'elle me donne le sentiment d'être épanoui sans volonté de me donner le sentiment d'être épanoui, alors ce moment vaut toutes mes réussites et tous mes plans pour être moins malheureux. Car à cet instant précis, et c'est cette magie que l'on retrouve quand on parle à quelqu'un qui n'attend rien de vous non plus, il n'y a rien d'autre qui rentre en compte que la sincérité d'un partage sans limite. Cette personne, que je vois dans la rue, et que mon cœur admire, me bouleverse d'être elle.
Ce sentiment immuable existe à la lueur d'une solitude qui trouve une autre solitude. Je crois que c'est pour ça que j'aime autant les personnes qui ne me demandent pas d'aide. Les personnes qui font sortir mon cœur de la routine. Les personnes dont je n'attends rien, et qui me donnent tout sans même le savoir, sans même le faire exprès. Parce que je croyais que l'espoir était ce qui me faisait vivre. L'espoir n'est jamais aussi vivant que lorsqu'il survient sans l'avoir cherché. L'espoir n'est pas un sentiment que l'on chérit. L'espoir s'éprend de tout. L'espoir ne se lit pas dans l'avenir mais dans le regard de l'autre. J'ai beaucoup de rêves dans la vie. J'avais beaucoup de rêves dans la vie. Je me rends compte que le plus important est celui de pouvoir encore aimer. Asphalte n'est pas antinomique. Asphalte parce que l'espoir peut jaillir du désespoir. Parce que la vérité d'une personne, d'un endroit, d'un choix de vie, d'une déception, n'est pas la vérité de demain. Asphalte parce qu'après une blessure, il y a toujours la guérison. Tout se perd, sauf l'autre.