Grand mélo en trois temps, porté par une actrice inouïe et des fulgurances plastiques permanentes... On pourrait déplorer quelques lourdeurs, et ce à deux niveaux : le premier métaphorique, le second politique. Mais je crois que ce surlignage (de scénario avant tout), la mise en scène ne cesse de le surmonter.
Certes, Tao qui accouche de Dollar, c'est grossier ; quant au statut de l'immigré nécessairement paumé parce que coupé de ses racines profondes (maternelles et patriotiques) au lieu de se contenter des choses simples (les bons vieux raviolis maison), c'est carrément limite ; malgré tout, la clef qui traverse les trois époques, la danse finale, l'histoire d'amour de Dollar et sa prof façon Harold et Maud, le chien qui survit, la voix qu'on entend de loin, la vengeance qui n'aura pas lieu parce que les armes sont disponibles mais l'ennemi n'est plus là, tout cela soulève largement le reste. Le plus beau étant peut-être (ce n'est pas un hasard si le film semble citer Harold et Maud et peut-être de façon plus secrète Thelma et Louise), que cet attachement aux origines prôné par le scénario est contrebalancé par une écriture absolument hollywoodienne ; c'est à dire que le film est transcontinental malgré son propos, qui est celui du repli (ce n'est d'ailleurs pas exactement son propos, puisque c'est trop tard pour faire demi tour ; c'est donc plutôt l'impossible repli qui est en jeu ici, et c'est cela qui est proprement déchirant).
Or non seulement l'enfant de Tao s'appelle Dollar, mais celui-ci dit à son père, qui refuse (ou est incapable) de parler anglais alors que c'est la seule langue que son fils ait apprise, qu'en vérité son fils n'est pas le dit Dollar mais bien Google Translate... Mais ce que Jia Zhang-Ke réussit à faire à partir de ça est beaucoup plus subtil que ça n'en a l'air a priori. Il y a ainsi énormément de plans sur des téléphones portables ou des tablettes, bref, des objets de la société de consommation, et ce sont des plans très limites parce qu'ils balancent entre l'esthétique publicitaire et au contraire (ce qui n'est pas mieux) la dénonciation anti-capitaliste bas du front, pourtant, par les affects dingues dont il les charge au fur et à mesure du métrage, ces objets prennent une valeur autre, une valeur de cinéma (si bien que je n'ai jamais vu ces objets de notre modernité aussi bien filmés, aussi bien tissés dans une narration, aussi bien reliés à des figures, des personnages, des scènes).
En fait, il y a une dialectique dans le film qui est un peu ambiguë mais qui en est le moteur : c'est à dire que Jia Zhang Ke ne s'arrête pas au constat, à la déploration du triomphe du capitalisme, car il oppose à celui-ci le retour aux archaïsmes oedipiens les plus primaires. Et ce qu'il raconte, finalement, c'est que la visée ou le ressort du capitalisme, c'est l'Oedipe. Un Oedipe que les objets de la modernité ne cessent de réactiver. Comme s'il y avait un continuum entre psychisme archaïque et capitalisme où l'un et l'autre ne cessaient de se régénérer mutuellement, de s'alimenter pour perdurer. Or ce retour fatal, il l'embrasse non en moraliste (il n'y a pas l'ombre d'une morale qui plane sur la liaison entre Dollar et sa vieille prof) mais en cinéaste pur et dur, pour en faire du mélodrame. Je n'espérais plus être aussi ému et survolté par un film de Jia Zhang-Ke.