C'est de très très loin le film le plus riche de Naruse, en point où ça en devient presque étouffant de détails, d'intrigues, de personnages, de saynètes. C'est presque paradoxal d'ailleurs, qu'un film aussi peut avenant quand à l'emploi d'outils de dramatisme, soit aussi effervescent. Il ne se passe pas rien, il se passe trop de chose, et tellement de chose unilatéralement retranscrites, qu'on a l'impression que le film coule comme le fleuve évoqué par son titre.

J'arrive pas spécialement à formuler des choses dessus comme avec les autres, mais je crois bien que mon intuition de la première fois où j'avais totalement décroché était juste: c'est le Naruse absolu. Un espèce de film Cornélien qui multiplie les intrigues, les choix, les frustrations et les tragédies humaines, une espèce de condamnation sociale qui met en exergue cette fin qui m'a empêché de dormir hier tellement elle est juste terrible mdr. Un film qui parfois a des allures de primitivité, quand il capte ces scènes de rue, de bateaux sur le fleuve, cette vie foisonnante sur laquelle on zoom pour trouver une intrigue parmi d'autre en son sein, manifeste de style qu'il faisait dans 3 soeurs au coeur pur et qu'on retrouve ici. Comme s'il donnait une intrigue aux figurants dans Frères lumière.

Le film est impossible à résumer dans il est décentralisé, tant il se construit avec les scènes. C'est son film le plus triste, le plus anti-capitaliste, qui montre littéralement que même ceux en qui on croit essaye de nous bouffer pour le profit. Il est, sur ce point là, aussi acerbe que L'éclair, sauf que contrairement à ce dernier qui finissait sur une note d'espoir, ici il n'en est rien. Chaque scène qui passe, chaque nouvelle situation est un coup de poing dans le ventre encore plus lâchement donné.

Enfin il brise totalement un cliché dans lequel on aurait facilement pu tomber dans un film humaniste (j'ai peur que ce soit ça pour la série netflix de Kore-eda). En fait il prend la forme d'un métrage "scène de vie", ce qu'il est en soit, et nous fait penser qu'on va simplement suivre la vie des geishas avec son lot de haut et de bas, et que finalement ce n'est pas une vie si mauvaise si tenté qu'on se bat pour qu'elle soit bonne, qu'elle a ses beautés. Il n'en est rien: "la vie de geisha peut paraitre radieuse de l'extérieur, mais ce n'est pas toujours comme ça", dit le personnage de la "madame" pendant qu'elle réalise le cliché même du glammour, détruisant dès lors ce cliché pour faire naitre sa réalité matérielle d'existence. C'est d'une intelligence folle. Il n'y a pas de haut et de bas, il n y a que des bas. C'est une vie que le personnage de Takamine sait violente, elle essaye constamment de sortir ses amies de ce cadre, en vain. Le film est émouvant, sa mise en scène est splendide, mais jamais il ne rend "beau" ce qu'il filme, ou en tout cas pas comme une fin en soi. Chaque beauté, qui provient d'une expression lumineuse d'humanité dans les ténèbres, est brisé par la suite, c'est l'essence même du film. La beauté prend son sens parce qu'on la voudrait pour les personnages, parce qu'elle meurt et qu'elle vient de moins en moins. Elle est un idéal qui jamais ne prend ses marques.


PS: C'est drôle parce que Naruse montre la culture japonaise mais jamais il ne la met en valeur. Elle existe en tant qu'objet culturel et donc en tant qu'objet avec un sens social et matérialiste. La fonction et son habit. L'âme et le corps. Un podcast sur l'écrivain Natsume Soseki le comparait avec Ozu sur ce point, alors que je trouve ça plus criant pour Naruse, bien que ce soit pas faux pour Ozu loin de là. Naruse que je croyais proche de Kawabata, l'est moins que de Soseki, et vice versa pour Ozu, du moins c'est ce que je pense d'après mes lectures infimes de l'oeuvre des deux écrivains.

Abrom
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le 8 avr. 2023

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