Spoil tout le long (spoil aussi de Mouchette et Pickpocket , du même auteur, et de la fin de Allemagne, année zéro de Rossellini)
C’est un film qui fait détester l’humanité. Car l’humanité n’est jamais montrée dans sa beauté la plus pure, , mais plutôt dans sa mesquinerie, son affreuse cruauté et sa terrible violence ! Car c’est un film d’une très grande violence. Les seuls moments de grâce de l’humanité (pas du film, lui en regorge), ce sont les scènes entre Marie et Balthazar… ainsi que les débuts, quand ils sont encore gamins. Les enfants sont innocents et insouciants, et c’est en ça que l’enfance est magnifique. Fanny & Alexandre en est la preuve, ou encore La Nuit du Chasseur … c’est une chose magnifique les enfants, ils ne vivent pas dans le même monde… D’ailleurs, Marie le dit à un moment, quand on est enfant on ne vit pas la réalité, on vit un rêve éveillé, on ne voit que ce que l’on veut voir, et on est loin des misères de l’humanité ou de sa cruauté. On est loin d'en avoir conscience en tout cas. Même lorsqu’on y est confronté. C’est du moins l’une des visions qu’expose Bresson sur l’enfance. Certains cinéastes, notamment les néoréalistes italiens, traitent l’enfance différemment, l’enfant est justement trop ancré dans la réalité de la misère et devient trop vite adulte car les enfants comprennent tout (cf Les enfants nous regardent de De Sica, ou pire, Allemagne année zéro de Rossellini, où l’enfant finit par mettre fin à ses jours car l’enfant est déjà devenu adulte, trop vite, la misère accélère le passage de l'enfance à l'adulte et ces enfants n'ont pas eu le temps de profiter de leur enfance). Par ailleurs l’enfant peut lui aussi être cruel, comme le montre cette fois-ci Pialat dans L’Enfance nue . Bref je m’égare un peu, et toutes les conceptions de l’enfance abordées, que ce soit celle de Bresson et Bergman d’un côté, des néoréalistes de l’autre, ou encore de Pialat, ils ont tous raisons à la fois. L'enfant est un être complexe, insouciant comme cruel, et parfois, on enlève à l'enfant sa condition... Reste que l’enfance a quelque chose de merveilleux ; et les seuls moments de tendresse du film entre les êtres humains, ce sont ces moments d’enfance, ces moments où Jacques et Marie croient en un amour éternel et s’amusent à marquer leur nom sur un banc.
Mais passé l’âge adulte, quand on rentre dans la réalité du monde, tout n’est qu’horreur, hormis Balthazar, qui n’est que le témoin passif de cette cruauté, mais pire de cette excitation à être cruel. Bresson nous plonge ici dans un monde totalement nihiliste ; les gens ne croient plus en rien si ce n’est en l’argent, comme le dit si bien l’un des protagonistes, celui qui héberge Marie. L’appât du gain prend toujours le dessus ; et l’appât du gain est d’autant plus fort si l’on vit dans la misère. Le riche aussi est gouverné par cet appât du gain ; mais cet appât est plutôt motivé par le pouvoir, par l’excitation, par la testostérone en somme, par l’envie d’en avoir encore plus. Comme le disait le beau poème d’Arsène Tarkovski repris par son fils dans Stalker , l’homme en veut toujours davantage (ou rien ne suffit à l'homme, cela dépend des traductions). Et le riche, ce n’est pas forcément l’argent qu’il cherche. C’est plus d’argent. Et il y a une grande différence entre être en quête d'argent et être en quête de plus d'argent. Ce n'est pas le même appât, la même motivation derrière. Il n'en reste pas moins que l'homme, qu'il soit riche ou pauvre, n'est qu'un chasseur de réussite sociale.
Qui plus est, cet appât du gain ne cesse de s’auto-alimenter. Bresson nous montre un monde sans honneur ; l’honneur est impuissant. Le seul qui a voulu témoigner d’un sens de l’honneur en est mort. Mort de fatigue, vidé de tout espoir. Car Bresson nous montre aussi à quel point le commérage peut être destructeur. Mais c’est une réalité, qui est encore plus actuelle aujourd’hui, par le biais des réseaux sociaux notamment. Mais c’est un péché que nous avons tous quelque part. Ici, dans ce film, les hommes sont rongés par la jalousie, et ne proposent aux autres que de la mesquinerie, de la cruauté.
La cruauté devient en quelque sorte le seul moyen de s’extirper de ce monde abject. Et c’est pour cela que Gérard agit ainsi. Gérard répond à la cruauté du langage et de la pensée (le commérage et la jalousie entre autre) par une cruauté en acte. On peut mépriser ce personnage ; mais en même temps, on le comprend. Dans le Hamlet de Shakespeare, ce dernier affirme : « Je suis cruel, uniquement afin d’être humain. » Face à une humanité qui ne vit plus, Gérard trouve son seul moyen de vivre dans la cruauté en actes. L’autre partie de l’humanité, elle ne vit plus. Elle est devenue grégaire ; les gens ne sont que des clones qui alimentent des commérages sans fin, un voyeurisme malsain, et un nihilisme profond. En étant cruel, il fait le choix de vivre…
Mais au milieu de ce monde si répugnant, de cette violence terrifiante, se dégage quelque chose d’absolument magnifique : cette relation entre Marie et Balthazar. Comme le disait Marie, elle a passé sa vie à chercher un ami, mais cette quête a toujours été vaine… Cette vie où tout le monde envie l’autre, où tout le monde n'est gouverné que par l’argent et par la survit, c’est un monde insupportable. Marie perd fois en l’humanité ; elle enchaîne échec sur échec. Elle est déçue. Elle ne croit plus en rien, surtout en l’humanité. Mais il y a Balthazar, cet âne qui lui aussi subit cette cruauté ambiante sans broncher. C’est ce qui les relie tous les deux finalement ; tous les deux subissent la vie plus qu’ils ne la vivent. Gérard a fait le choix de la cruauté pour vivre ; c’est tout simplement inconcevable pour Marie. Et malgré son amour pour Balthazar, Marie finit par lâcher, elle aussi, comme son père après. Et cette pauvre mère se retrouve seule.
Quant à Balthazar, il aura fait son chemin jusqu’au bout. Balthazar subit mais ne se révolte pas. Et pourtant, Balthazar est humilié. Sans cesse humilié. Il est utilisé par l’être vénal (en témoigne son utilisation foraine), et par l’être cruel (en témoigne Gérard et les atrocités qu’il fait subir à Balthazar). Balthazar est certainement l’allégorie de l’homme qui ne trouve pas sa place. C’est un thème récurrent chez Bresson ; Michel, dans Pickpocket , éprouve un terrible malaise social, s’isole de plus en plus, car il hait l’humanité… Mais en même temps, il ne se trouve pas lui-même, son attachement au vol n’est qu’un leurre qui masque son nihilisme (il sera néanmoins sauvé par Jeanne et l'amour qu'elle lui porte qui finit par devenir réciproque). Dans Mouchette , c’est la même chose, la pauvre gamine ne trouve pas sa place dans un monde si dur, si révoltant. Sa manière à elle de se sauver, c’est le suicide. Ici, Balthazar représente à nouveau l’homme qui n’est pas à sa place, qui ne rentre pas dans la ronde (cette scène final, au milieu des moutons est tellement évocatrice… Ce n’est certainement pas la scène la plus fine du film tant son symbolisme est évident, et peut-être un peu lourd, mais ça veut tout dire). Mais paradoxalement, Balthazar se laisse faire. Il me rappelle un peu Bruno, dans le très grand film de Herzog, La Ballade de Bruno , qui lui aussi ne cessait de se faire piétiner, marcher dessus, humilier, sans jamais se révolter. L'amour sauve Michel ; le suicide sauve Mouchette ; la Foi sauve le curé dans Journal d'un curé de campagne . La mort naturelle sauve Balthazar.
C’est avant tout ça Au Hasard, Balthazar . Un film sur la décadence humaine, mais plus, un film qui nous montre à quel point la société nous empêche de vivre, nous, en tant qu’individu. Il n’y a plus d’individu ; seulement des clones qui se distinguent seulement par leur classe sociale, ou leur patrimoine. Ce n’est pas un monde humain cela. Quelle ironie (et quel génie, quel culot, quelle audace) de faire d’un âne le personnage principal d’un tel film. Un film qui frise également la perfection d’un point de vue formel ; il y a tout ce que j’aime dans le cinéma de Bresson. Son sens du cadrage est inégalable (par Dreyer peut-être ?). Et son austérité sert si bien le film. Bresson épure énormément son oeuvre, ce qui fait que le spectateur est d’autant plus attentif au moindre détail, et est surtout transporté par la moindre beauté, la moindre tendresse. Toutes les beautés de ce film ne relèvent pas de l'humanité ; elles relèvent du monde inhumain, de Balthazar donc (et bien sur de Marie). Dans Le Prophète de Dino Risi, Vittorio Gassman dit à un moment que Rome est une ville magnifique et qu'il l'adorerait s'il n'y avait pas de Romains. C'est un peu la même idée ici. Bien sûr elle est jusqu'au-boutiste, irréaliste, mais parfois, on se dit qu'un monde dénué d'homme serait tellement plus beau. Bresson va loin volontairement, presque par provocation. Mais le fond est brillant...
Et, pour en revenir à la mise en scène, cette austérité et cette épuration permettent finalement l’immersion totale du spectateur. C'est de cette austérité que naît chez le spectateur cette haine, voire ce mépris des hommes. C'est de cette immersion que naît également la beauté pure de Balthazar, lui qui n'est pas homme. Bresson touche tellement souvent à la grâce dans ce film… Et Bresson, qui n’utilise que très peu souvent l’outil musical, le fait ici avec brio. Un seul thème apparaît (hormis les musiques de fêtes ou de radio directement intégrées à la narration, à la fiction), celle de Schubert, la sonate n°20. Schubert, à l’instar de Bach ou de Mozart, touche souvent au sublime, sa musique n’est pas forcément évocatrice, elle est surtout très profonde, elle touche presque à Dieu sans avoir d'objet précis, et elle est si bien utilisée par Bresson. Elle est douce et tendre en même temps qu’elle est divine ; elle contraste avec ce monde abject, mais elle est aussi une échappatoire... Quand le monde est si moche, si horrible, on a besoin de beauté après tout, il y a un double discours avec l'utilisation de cette musique ; elle sublime Balthazar, mais elle nous dit aussi que nous pouvons nous en remettre à la beauté pure pour nous sauver, l'espace de quelques instants, de la laideur et de l'atrocité du monde humain. (l'adage dostoïevskien que j'apprécie tant et que je cite à répétition prend tout son sens ici : "la beauté sauvera le monde")
Au Hasard, Balthazar dénigre, méprise même l’humanité toute entière. Mais Au hasard, Balthazar nous montre aussi que la vie à ses moments de grâce. Car le monde est si beau… Et l’homme si laid.