En couronnant Au nom du père en 1994, le jury de la Berlinale ne s’y est pas trompé. Le réalisateur Jim Sheridan y dépeint le conflit nord-irlandais mettant aux prises l’IRA et la Couronne britannique en transbahutant sa caméra de Belfast à Londres, puis des salles d’audience des tribunaux aux prisons de haute sécurité. Irlandais de souche, cinéaste de condition, auteur engagé par vocation, critique par caractère, Jim Sheridan prend pour cadre le Royaume-Uni des années 1970-1980 et commence par mettre en images un attentat à Guildford (Angleterre) avant de plonger le spectateur au cœur d’une capitale nord-irlandaise en état avancé de décrépitude. « À Belfast, au début des années 1970, c’était le chaos total », raconte ainsi le narrateur et héros du film, Gerry Conlon, « un petit voleur qui piquait de la ferraille ». Il décrit des quartiers quadrillés par les « soldats dans les rues », où « n’importe qui pouvait être un tireur de l’IRA ». C’est justement cette paranoïa en incubation constante qui va transformer un larcin tout ce qu’il y a de plus banal en scène d’émeute incontrôlable, orchestrée en maître et dans un climat asphyxiant d’urgence. Les blindés de l’armée font face à des manifestants se couchant sur le bitume pour ralentir leur avancée ou utilisant le mobilier urbain comme projectiles. Très vite, Jim Sheridan place des laissés-pour-compte au centre d’un conflit qui les dépasse, exactement comme le fera trois années plus tard l’écrivain nord-irlandais Robert McLiam Wilson dans l’indispensable Eureka Street.


Le public le comprend aisément : la lutte menée contre les « terroristes » de l’IRA prend des allures de chasse aux sorcières. Les suspects, parfois désignés au faciès, deviennent les victimes collatérales de tensions indicibles. Inspiré de faits réels, Au nom du père s’arrête sur les « Quatre de Guildford », des jeunes gens accusés à tort, et sans le début d’une preuve, d’appartenir à l’« unité de service actif » de l’IRA. Leurs proches, dont un gamin à peine pubère, se voient quant à eux suspectés de former un « réseau d’assistance ». Tous échoueront en prison après un procès tout sauf équitable, caractérisé par une enquête menée exclusivement à charge et des dépositions les innocentant sciemment dissimulées à la justice. Jim Sheridan se plaît à filmer, avec toute la virulence nécessaire à la démonstration, un système judiciaire impitoyable et terrifiant : les gardes à vue se prolongent jusqu’à sept jours, sans la moindre charge, pour les suspects liés au terrorisme ; les interrogatoires musclés, mêlant tortures et pressions psychologiques, aboutissent à des aveux arrachés au forceps ; un enquêteur peu scrupuleux menace d’un « Je vais tuer ton père » un jeune inculpé, pourtant toujours présumé innocent, et ce, afin de lui faire accepter une version officielle ne correspondant en rien à la réalité. « Ils m’ont terrorisé pendant sept jours », résumera Gerry Conlon, amer.


Non seulement Jim Sheridan ne bute jamais contre le contexte politique, mais il parvient en outre à insuffler à son récit une justesse rarement rencontrée au cinéma. Le casting n’y est évidemment pas étranger : le très sélectif et pointilleux Daniel Day-Lewis, oscarisé à trois reprises, livre une performance de haute volée, alors que Pete Postlethwaite et Emma Thompson se font vibrants de sincérité et de vulnérabilité. Conjuguant le conflit nord-irlandais à l’émancipation sociale, liant le lynchage aux préjugés, érigeant la communauté au rang de valeur refuge, Au nom du père dégage une puissance qui n’a finalement d’égale que sa densité. Parmi les nombreuses réjouissances, essentiellement narratives, prend notamment place une relation père-fils souvent contrariée. « Tu vas être un menteur et un voleur toute ta vie ? Qui passe son temps dans le box des accusés et qui fait des grimaces à ses copains ? », assène le père, tandis que le fils lâche, en différé: « Tu as été une victime toute ta vie ! » Une introspection douloureuse du héros a également cours : « J’ai su que j’étais mauvais », dira Gerry, avant d’évoquer « des mensonges comme [il en a] racontés toute [sa] putain de vie ». Jim Sheridan ne cesse de jongler avec les arches et les caractères de manière à donner plus d’ampleur à son œuvre : il met en scène une haine collective irrationnelle (« Tuez ces ordures », hurle-t-on au tribunal) et une radicalisation très actuelle – mais relative – ayant lieu en prison ; il s’adonne à une description fine du climat délétère de l’époque (« Aucune affaire […] n’ayant suscité autant d’émotions ») ; il se livre à une restitution sans ambages des conditions pénibles de détention ; il échafaude une magnifique séquence d’hommage au père disparu, à coups de papiers enflammés jetés à travers les barreaux de fenêtre des cellules ; il intronise enfin une avocate mue par le désir de justice et de vérité, s’érigeant en ultime espoir d’une cause à priori perdue…


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le 26 sept. 2021

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