Il y a quelque chose de complètement fascinant dans ce reportage sur le tournage d'Apocalypse now, réalisé par la femme de Francis Ford (vous permettez que je vous appelle Francis, Ford ?), avec Fax Bahr et George Hickenlooper.
Bien sûr, il s'agit d'un des films les plus importants du siècle. Bien entendu, les conditions techniques du tournage furent en elle-même digne de figurer dans le panthéon de n'importe quelle production épique défiant les lois d'une organisation cartésienne sereine et celles du bon goût.
Tout cela est bien présent, tout cela existe, et justifie en soit pleinement l'existence d'un tel documentaire.
Mieux, il advient, au cours de ce tournage titanesque, tous les éléments qui constituent l'archétype de l'expérience extrême: tempête, destruction des décors (comme il se doit), acteurs au bord de la rupture (et de la mort, en l'occurrence), équipe au bord de la crise nerfs.
Malgré tous ces éléments forts, le fascinant est encore ailleurs. C'est dans le parallèle entre le livre de Conrad d'une part, le film que l'on verra au final d'autre part, et les conditions réelles de tournage que ce situe l'aspect le plus vertigineux.
Comme le souligne Coppola au moins deux fois, au cours du tournage, la différence entre le chef-d'œuvre et la bouse prétentieuse est souvent très fine et il est constamment tiraillé, sans fausse coquetterie, entre le gouffre et le désir d'olympe. Qu'est ce qui me permet de dire que les craintes exprimées par le réalisateur sont sincères ? Parce que c'est à sa femme qu'il demandé de tourner les images (pour éviter d'ajouter une équipe à une autre) et c'est aussi elle qui a enregistré de nombreux dialogues privés entre eux deux, tout au long du tournage, afin de constituer un journal.
Prévu sur 16 semaines originellement, le tournage s'étirera, on le sait, sur plus d'un an, entre interruption et reprises, sous la pression d'une presse internationale tour à tour incrédule, inquiète puis féroce et dans des conditions (les Phillipines, l'accord avec l'armée du commandant Marcos, la jungle) dantesques.
Mais dès le début, on sent une détermination implacable chez Coppola: ce n'est qu'en touchant du doigt la folie qu'il veut dépeindre qu'il parviendra à faire le film qu'il souhaite. Dès lors, la recherche du chaos est constante. Une volonté farouche de s'approcher au plus près de l'abime.
Et fatalement, à force de jouer avec le feu, Francis Ford finit, comme il le souhaitait tant, par se brûler et avec toutes les conséquences que l'on peu l'imaginer.
C'est un peu l'histoire d'un homme qui se filme dans le miroir en train d'avoir peur, jusqu'à ce qu'il en devienne fou d'une terreur réelle.
Ayant investi toute sa fortune personnelle dans l'aventure, les implications et les conséquences sont immenses, et c'est dans ce jeu infiniment dangereux qu'il a voulu plonger à pieds joints.
Tant qu'il n'est pas arrivé à ce point de rupture, Coppola enchaine les décisions les plus absolues, le plus jusque-boutistes. Il VEUT se mettre en danger dès le début: en rejettent Keittel après une semaine de tournage, ou en décidant de couper un longue scène, le repas dans la plantation française, sitôt le dernier plan tourné, et en l'annonçant à une troupe d'acteurs trouvés au dernier moment d'autant plus effondrés que la-dite scène avait demandé d'énormes d'efforts et moyens.
La limite, le point de rupture, Coppola l'atteint avec ses acteurs: quand Martin Sheen est atteint d'une attaque cardiaque, Coppola ne veut pas l'entendre ("Sheen n'ira à l'hôpital ou ne quittera le plateau que si je le décide !" martèle-t-il dans une conversation enregistrée... à son insu ?). Quand Brando débarque sur le tournage, obèse et sans avoir lu le roman de Conrad et qu'ensemble il passent des jours à discuter d'une fin que Coppola ne parvient pas à écrire, alors que le temps est synonyme de pertes colossales d'argent, il est prêt à tout risquer, car il a réellement atteint le degré d'inconscience de ses "héros".
Cette fin, il ne la trouve qu'à travers deux semaines d'improvisation avec ses acteurs, elle est le résultat du chaos qui s'est abattu sur l'équipe.
La conclusion de ce reportage incandescent est la suivante: que Coppola soit parvenu a faire le film qu'il avait fantasmé (je le crois) grâce à un tel procédé relève un peu du miracle mais surtout de son immense et unique talent. Pour le coup, il ne s'élèvera plus jamais à la hauteur de cet édifice miraculeux.
Enfin, c'est dans la bouche de sa femme, Eleanor, que nous trouvons le mot de la fin. Alors qu'elle s'était cru simple passagère de l'aventure (a tel point qu'elle a soupçonné son mari de lui avoir mis une caméra entre les mains juste pour l'occuper), elle a vite compris qu'elle serait irrémédiablement transformée par l'expérience. Comme Coppola lui-même, comme sa famille, comme toute l'équipe.
Et un peu, dans une moindre mesure, comme nous tous, spectateurs.