Sur L'Adamant de Rosa Parks
Second volet du triptyque de Nicolas Philibert sur les institutions psychiatriques publiques, cet Averoes et Rosa Parks est plus ample (ne serait-ce que par sa durée) et plus apre que Sur...
le 21 avr. 2024
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La psychiatrie en tant que discipline médicale existe en France depuis la Révolution Française : Philippe Pinel applique un raisonnement médical aux expérimentations du surveillant Jean-Baptiste Pussin à Bicêtre. Ce dernier avait commencer à établir une séparation entre les criminels et les personnes souffrant de trouble mentaux qui sont "aliénés" par la maladie. Philippe Pinel théorise ensuite le traitement moral des maladies mentales. Son disciple, Jean-Etienne Esquirol, fonde à Charenton un hôpital psychiatrique et impose en 1838 la construction d'établissement identique dans chaque département. C'est le début du régime asilaire. Ainsi à ses débuts la construction de l'hôpital psychiatrique répond à une question de protection des personnes malades soit en les sortant des prisons, soit en les extrayant de la rue. La misère est fréquente. A l'époque, les asiles accueillent des malades qui ont depuis quitté la file active des psychiatres : l'épilepsie, les démences, la syphilis tertiaire, l'alcoolisme et le retard mental. En l'absence de moyens thérapeutiques efficaces pour tous ces troubles, les chances de rémission sont minces : les sorties sont rares et la mortalité élevée explique que la plupart des patients soient enterrés à leur décès au sein même de l'hôpital. Dès la fin du XIXe siècle la dimension "moralisatrice" des hôpitaux psychiatriques est dénoncée : Nelly Bly dénonce des conditions d'accueil indigne, on y retrouve beaucoup de prostituées enfermées en raison de leur "déviance". Plus tard, on enferme les opposants politiques en URSS. Après la fin de la seconde guerre mondiale, le principe des institutions est remis en cause suite à la découverte des camps de concentration. Les conditions de vie dans les asiles sont dénoncées suite à l'hécatombe subie parmi les patients. L'asile est de plus en plus perçu comme une institution d'oppression. La découverte des antipsychotiques permet de concrétiser ce rêve d'ouverture des asiles. On voit se développer les soins psychiatriques en ville dans des centres de consultation. Ces changements amorcent une dynamique de fermeture des lits exponentielles. Elle impose que les patients soient en mesure de vivre en autonomie. On arrive alors à notre modèle actuel où l'hôpital psychiatrique doit fonctionner comme n'importe quelle spécialité. Il n'est plus question de vivre à l'hôpital et pourtant le logement reste une question centrale du maintien de l'autonomie des patients. En l'absence de solution pérenne, ces derniers habitent donc des unités d'hospitalisation qui ne sont pas destinés à servir ce but, ce qui explique une tension de plus en plus présente sur les lits d'hospitalisation en psychiatrie. Mais comment pourriez-vous le savoir sans qu'on explique ce contexte et cette évolution ?
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Il y a 1 an, je commentais le documentaire de Nicolas Philibert "Sur l'Adamant" filmé à l'hôpital de jour du pôle Paris Centre, quai de la Rapée. Il illustrait la pratique des soins de ville, en dehors de l'hôpital en insistant sur l' "humanité" des soignants. Je critiquais alors l'aspect très lisse et répétitif de la forme du documentaire qui estimait pouvoir se passer de toute mise en contexte pour présenter ce lieu hors du commun. "Averroès & Rosa Parks" est le pendant hospitalier de ce premier documentaire. Quelle analyse peut-on faire de ce second volet sur la psychiatrie parisienne ?
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Nicolas Philibert adopte la même démarche que pour son premier volet. Il nous présente des situations de patients de passage dans les unités d'hospitalisation. Il choisit de nous présenter des destins de personnes qui ont des difficultés à avoir une perspective en dehors. Le film insiste sur cette incapacité à quitter l'hôpital. Les patients sont d'âge moyens (à 2 exceptions) : ils ont la quarantaine, cinquantaine, voir soixantaine. Leurs visages sont marqués par les rides. Ils sont nombreux à être édentés. Ils font le récit de leur parcours en tête à tête avec leur psychiatre, parfois avec une assistante sociale, parfois en présence de leur famille. Ces témoignages sont entrecoupés d'extraits de réunions soignant-soignés qui se veulent plus dynamiques que les entretiens en raison des échanges entre patients.
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Ce qui me frappe en premier c'est le choix de représenter un lieu de soin dépourvu de soignants. Je n'ai pas souvenir d'avoir vu une infirmière, une aide-soignante ou une éducatrice durant tout le film. Cette réduction de l'hospitalisation aux entretiens et donc à la parole est selon moi un parti pris qui invisibilise le travail de ces soignants. La maladie psychique touche à l'indépendance fonctionnelle de la personne, sa capacité à prendre de soin de son hygiène, de son apparence et de son environnement ; les aides-soignantes contribuent énormément à restaurer cette dimension ; la maladie psychique touche également à sa compréhension des troubles et des soins dont elle a besoin. Dans les troubles psychiques sévères, le traitement est un pilier de la prise en charge n'en déplaise au plus phobique des médicaments : l'adhésion du patient à ses médicaments est un travail quotidien qui demande aux infirmiers beaucoup de temps avec les patients. Dans sa volonté de représenter l'univers psychiatrique actuel, le point qui ma semblé le plus juste c'est lorsque les psychiatres sont interrompus en plein entretien et que le patient ne sait pas trop quoi faire, ce qui arrive effectivement constamment en entretien.
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Nicolas Philibert tente de porter un regard positif sur ces unités de soin. On perçoit toute l'attention qui est donnée par ces médecins et travailleur sociaux à trouver des solutions nouvelles pour des patients très atteints. Mais en mettant l'accent uniquement sur des situations de patients chroniques, le film vient renforcer les stéréotypes qui persistent autour de l'hôpital psychiatrique, notamment selon lequel il n'est pas possible d'en sortir, ou qu'il rend malades les gens qui y sont soignés. Lorsqu'on ignore la réalité du terrain, comment pouvoir se le représenter autrement ? En refusant des explications sur le fonctionnement des unités où d'une mise en contexte sur la psychiatrie française au XXIe siècle, le documentaire entretient une image fausse alors qu'aujourd'hui la durée moyenne de séjour d'un patient en psychiatrie est de 3 semaines. La majorité des patients sortent rapidement et reprennent leur vie habituelle.
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Le film laisse entendre qu'il y aurait une conscience politique assez développée parmi les patients en psychiatrie. Un chapitre entier est consacré à l'un de ses patients. Ce qui est frappant c'est d'avoir choisi de mettre en avant celui-ci, sans mettre en relief avec des situations inverses qui pourrait nuancer cette impression.
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Ce que je vois dans ce film c'est une volonté de rassurer le grand public sur le fonctionnement de l'hôpital psychiatrique. Rassurez-vous il existe toujours des endroits où l'on peut prendre le temps d'accueillir la souffrance et de tenter de dépasser la perspective d'une vie à l'hôpital. Mais ce parti pris occulte complètement les aspects les plus banals - mais ô combien importants - du soin, et les difficultés croissantes que rencontrent actuellement la psychiatrie hospitalière dans le contexte plus large d'une crise chronique de l'hôpital public en France : recrutement médical ou paramédical, paupérisation et isolement des patients dans un contexte de flux migratoires incontrôlés. Il entretient également les clichés sur la vision de l'hôpital psychiatrique parle plus grand nombre. En somme, le documentaire omet la majorité de son sujet.
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Créée
le 31 mars 2024
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